Secret Quartier Général de l’Armée, 28 septembre 1944
Selon des renseignements de bonne source, l’armée française du Général de Lattre de Tassigny serait appelée à opérer, avec tout ou partie de ses forces, le long de la frontière suisse, puis à assurer, dans la suite, l’occupation d’une partie du territoire allemand, qui sera probablement la Bavière.
Cette perspective met en relief l’intérêt que nous aurions à disposer au plus tôt d’un élément de contact avec les forces françaises. Il s’agirait de pouvoir traiter, le moment venu, des problèmes que suscitera le respect de notre frontière, avec ses parcelles saillantes, sur le plan terrestre comme dans l’espace aérien, et des diverses questions que provoqueraient, en général, la bataille, la progression et l’occupation.
Or, tant que le Gouvernement provisoire de la République française n’aura pas été reconnu par notre Gouvernement, il n’y aura pas, à Berne, d’attaché militaire français, avec lequel nous puissions prendre contact, comme nous le faisons avec les attachés des autres états belligérants, quel que soit le camp auquel ils appartiennent. Si elle devait se prolonger, cette absence serait d’autant plus fâcheuse que les opérations actives se rallumeraient à proximité de notre frontière.
Le Général de Lattre de Tassigny, commandant l’armée française opérant dans le Jura et en Franche-Comté, serait désireux de faire accréditer auprès de nous un des officiers de son état-major, le Capitaine de la Viéville, qui présente les connaissances et les aptitudes requises pour être chargé de mission en Suisse2. Cet officier pourrait, dès maintenant, se rendre, aussi souvent qu’il serait nécessaire, à Berne, où il serait accrédité auprès de M. Verger, délégué en Suisse du Gouvernement provisoire de la République française. De Berne, il prendrait contact avec le Commandement de l’Armée et remplirait la mission définie plus haut. Plus tard, lorsque des relations diplomatiques régulières seraient rétablies entre la Suisse et la France, le Capitaine de la Viéville se trouverait ainsi préparé à occuper, le cas échéant, un poste d’attaché militaire à Berne.
En contre-partie, le Général de Lattre de Tassigny serait disposé à admettre dès maintenant à son état-major un ou deux officiers suisses qu’il mettrait en mesure de bénéficier des enseignements de guerre recueillis par son armée. Il est très regrettable - et je sais que vous le déplorez autant que moi - que, contrairement à ce qui s’était passé en 1914-18, une aussi longue période de cette guerre se soit écoulée sans que nous ayons pu envoyer sur les principaux théâtres d’opérations les missions qui nous seraient indispensables pour récolter le fruit de l’expérience des combattants. Or vous savez que, jusqu’ici, nos démarches sont demeurées sans succès. Une occasion se présente enfin: il convient de la saisir au plus tôt.
Vous n’ignorez pas non plus combien je me féliciterais de pouvoir envoyer également une mission militaire auprès de l’armée allemande. Mais, à vouloir lier plus longtemps les deux questions et à faire dépendre de la réponse que nous attendons des uns celle que nous donnerions nous-mêmes aux autres, nous nous exposerions, je le crains, à laisser échapper une occasion comme celle qui se présente aujourd’hui. De plus, un refus de notre part serait interprété, à juste titre, comme un geste discourtois, que rien ne justifierait.
J’ai l’honneur de vous faire part de mes intentions pour le cas où, de votre côté, vous recevriez, dans ce sens, une communication émanant de M. Verger.
Je vous ferai connaître prochainement les noms des officiers que j’envisagerais pour la mission que nous enverrions auprès de l’armée française.