Classement thématique série 1848–1945:
I. SOCIÉTÉ DES NATIONS
4. Conflit italo-éthiopien, sanctions; venue du Négus en Suisse; manifestation de journalistes italiens à la SdN; reconnaissance de l’Ethiopie italienne
Également: Préoccupation de Motta face au développement du conflit italo-éthiopien et expectative quant aux éventuelles sanctions prononcées par la SdN. Motta demande à divers ministres en poste à l’étranger de recueillir des informations. Annexe de 4.10.1935, dodis.ch/53761
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Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 11, doc. 152
volume linkBern 1989
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
Archival classification | CH-BAR#E2001C#1000/1535#1168* | |
Dossier title | Procès-verbaux des séances de la délégation suisse (1935–1935) | |
File reference archive | B.56.01.30.5 |
dodis.ch/46073 La Suisse et le conflit italo-éthiopien1
Sommaire de la discussion qui a eu lieu au Département politique le 3 octobre 1935 au sujet du conflit italo-éthiopien
Etaient présents:
M. G. Motta, Conseiller fédéral, Chef du Département politique,
M. Max Huber, Président du Comité international de la Croix-Rouge,
M. Walter Burckhardt, Professeur à l’Université de Berne,
M. le Ministre M. de Stoutz, Chef de la Division des affaires étrangères,
M. le Ministre P. Bonna, Chef de la Section politique au Département politique,
M. C. Gorgé, Conseiller de Légation, Chef de la Section de la Société des Nations au Département politique,
M. H. Voirier, Juriste au Département politique.
Le séance est ouverte à 14 h 35
M. Motta déclare qu’il a tenu à réunir MM. Huber et Burckhardt et les fonctionnaires principalement intéressés du Département politique pour entendre leur opinion sur la position de la Suisse à l’égard du conflit italo-éthiopien. La situation politique est devenue, en effet, très grave et les conséquences en peuvent être de la plus grande importance pour nous.
Tout d’abord, M. Motta expose brièvement l’attitude observée par le Conseil fédéral jusqu’ici. Celui-ci a été tenu régulièrement au courant de ce qui s’est passé, mais n’a pas abordé la question de fond. Il entend rester pour le moment dans l’expectative et ne prendre aucune décision tant qu’il ne se trouvera pas devant une situation précise et concrète. Il se refuserait, en tout cas, à prendre position en se fondant sur des hypothèses. Une partie de l’opinion déduit de cette attitude que le Conseil fédéral ne sait pas ce qu’il se veut. Une telle interprétation est fausse. Le Conseil fédéral se prononcera s’il le faut, mais pas avant de posséder tous les éléments nécessaires.
M. Motta résume ensuite les impressions qu’il a recueillies à Genève au cours de l’Assemblée de la Société des Nations2.
Il s’est persuadé, en premier lieu, par ses nombreuses conversations et divers faits, que la volonté de la Grande-Bretagne de ne pas laisser l’Italie imposer son protectorat à l’Ethiopie est inébranlable. La Grande-Bretagne ira jusqu’au bout, à quelque prix que ce soit, quand ce prix serait même la guerre. M. Motta rappelle, à ce propos, que les travaillistes anglais se sont prononcés en faveur des sanctions à une majorité écrasante de vingt contre un. L’opinion du peuple anglais est unanime. Les raisons de cette attitude sont, d’une part, l’intérêt national, qui serait menacé si l’Italie occupait l’Ethiopie, d’autre part, un courant d’idéalisme fait de haine de la guerre et d’attachement aux principes de la Société des Nations. C’est évidemment une chance que les intérêts britanniques coïncident si étroitement avec les principes de la Société des Nations.
Il faut observer, en second lieu, que la situation de la France est extrêmement délicate. Sans vouloir entrer dans des considérations de politique intérieure française, M. Motta constate toutefois que la nouvelle amitié franco-italienne avait été saluée avec joie. Ce lien risque maintenant de s’affaiblir. On conçoit donc que la France fasse tous ses efforts pour empêcher cela et qu’elle cherche à temporiser aussi longtemps que possible. Si elle est toutefois obligée de choisir entre l’Italie, d’une part, et la Société des Nations et la Grande-Bretagne, de l’autre, il est certain qu’elle prendra parti pour celles-ci. Cela ne signifierait naturellement pas que la guerre s’ensuivrait entre la France et l’Italie. Mais la France devrait faire le choix d’une cause et participer, le cas échéant, aux sanctions économiques.
Le troisième fait que constate M. Motta est l’isolement total dans lequel se trouve actuellement l’Italie. Aucun Etat n’a osé, à Genève, prendre ouvertement son parti. On admet bien que le partage des colonies n’a pas été équitable et on reconnaît le besoin d’expansion de l’Italie. On observe aussi que la politique consistant à empêcher l’immigration met certains pays dans une situation très difficile. Mais tout cela ne justifie pas l’action de l’Italie, qui ne tient compte ni du Pacte de la Société des Nations ni du pacte Briand-Kellogg3. Il faut rappeler, d’ailleurs, que l’admission de l’Ethiopie dans la Société des Nations s’est faite par la volonté bien arrêtée, presque enthousiaste, de l’Italie4.
En dehors des considérations qu’il vient de développer, M. Motta signale encore deux éléments qui jouent un rôle dans le conflit. Il semble bien, d’une part, que la dictature est une forme de gouvernement qui n’est pas en harmonie avec l’idéal de nombreux Etats membres. Il résulte de cela un courant d’antifascisme qui souffle sur le feu. Moscou, notamment, ne voit peut-être pas sans plaisir cette occasion. D’autre part, la manière dont M. Mussolini a, dès le début, traité la Société des Nations, accablant celle-ci de son mépris et de ses railleries, a créé contre lui un sentiment d’animosité. Il a méconnu la grande force morale que la Société des Nations doit être.
La question se trouve actuellement devant le Conseil. L’Assemblée elle-même n’en a pas encore été formellement saisie. Lorsque celle-ci a terminé les travaux de la seizième session, on s’est demandé s’il fallait clore la session. Cette hésitation pouvait paraître curieuse, étant donné que l’ordre du jour était épuisé. On pouvait dire cependant que l’Assemblée était moralement saisie de l’affaire italo-éthio
3. Pacte de renonciation générale à la guerre, du 27 août 1928. DDSvol. 9, nos 389, 390, 422, 444
et 448.
4. Cf. surtout l’intervention faite le 20 septembre 1923par le délégué italien à la sixième commission de l’Assemblée de la SdN, chargée d’étudier la demande d’admission présentée par l’Ethiopie (JO. SDN, 1923, Supplément spécialno 19, pp. 18–19). Le 28 septembre 1923, l’Assemblée
décida à l’unanimité d’admettre l’Ethiopie dans la SdN. pienne. La discussion générale y avait été, en effet, à peu près entièrement consacrée. Sur le désir de l’Angleterre, peut-être de la France, en tout cas des délégations américaines, Scandinaves, baltes et de celles de la Petite-Entente, l’Assemblée prit une décision d’ajournement3. On invoquait, pour justifier cette décision, le fait que l’Assemblée pourrait être réunie rapidement et qu’elle ne perdrait pas de temps aux formalités qui sont de règle lors de chaque nouvelle session. La raison réelle était que l’Angleterre et le Conseil désiraient pouvoir se servir, le cas échéant, de l’Assemblée pour donner plus d’éclat aux décisions qui seraient prises.
On sait que le Comité des Treize4, qui comprend tous les membres du Conseil à l’exception des parties, continue à suivre le conflit. On ne pensait pas qu’il aurait, dans la première partie de son travail, à s’occuper du problème des sanctions. La situation est maintenant différente, puisque les hostilités ont commencé. Il s’agira de savoir s’il y a eu agression non provoquée de la part de l’Italie. La procédure de l’article 165 sera donc déclenchée. Y aura-t-il unanimité pour prendre une décision à ce sujet? Le seul Etat qui puisse donner lieu à quelques doutes est la Pologne. A Genève, il n’a jamais été possible de connaître exactement l’attitude de ce pays. M. Beck a participé, il est vrai, aux travaux des Cinq6 et n’a pas fait opposition. Il n’a jamais été très net toutefois et, au cours d’une conversation que M. Motta a eue avec lui, il est resté très énigmatique. Du côté italien, on prétend être certain que la Pologne prendra position contre les sanctions.
Quelle doit être l’attitude de la Suisse? La question est très délicate. M. Motta préfère, avant d’émettre un avis, laisser s’engager la discussion. Il rappelle toutefois brièvement notre situation juridique. Nous avons voulu rester fidèles au principe de la neutralité. Notre neutralité a été reconnue à Londres7 et nous avons été dispensés des sanctions militaires. Nous sommes tenus, en revanche, de participer aux sanctions économiques et financières. Nous pourrions pourtant nous fonder sur les résolutions interprétatives adoptées par l’Assemblée de 1921, à la suite des travaux de la Commission dite du blocus8. Ces résolutions prévoient qu’il peut être consenti, dans l’application des sanctions, à certaines dérogations en faveur des pays particulièrement exposés9. S’il était possible d’éviter que la Suisse fût mêlée aux sanctions, M. Motta pense que le Conseil fédéral le verrait avec plaisir. Si on nous demande toutefois de prendre des sanctions, nous devrons consulter l’Assemblée fédérale.
M. Max Huber pense qu’il ne sera pas bien difficile de répondre affirmativement à la question de savoir s’il y a eu rupture du Pacte. On voit maintenant combien la Société des Nations a agi légèrement en admettant l’Ethiopie qui ne mérite guère qu’on risque une guerre pour la protéger. Si la rupture du Pacte est constatée, la décision sur les sanctions appartiendra, en définitive, à chaque Etat séparément.
Au point de vue juridique, l’article 16 du Pacte, la Déclaration de Londres et les résolutions unanimes de 1921 entrent en ligne de compte pour nous. Il est curieux de remarquer que personne n’a parlé de ces dernières résolutions au cours du conflit actuel. Sur les instances de l’Angleterre, c’est l’application la plus extensive du Pacte qui a été réclamée.
Le déclenchement de l’article 16 dépend en somme des intérêts des grandes puissances. Preuve en soit ce qui s’est passé lors du conflit de la Mandchourie10 Dans ce cas aussi, il y avait guerre de fait. Cependant, on n’a pas demandé l’application de l’article 16. On a, en revanche, appliqué l’article 1511, puis on a désigné la Commission des vingt-deux, dont les travaux n’ont pas été particulièrement efficaces. Personne alors n’a parlé de sanctions, bien qu’il y ait eu unanimité au Conseil et à l’Assemblée. La procédure automatique de l’article 16 n’a donc pas joué et le Japon a pu continuer à faire la guerre. La raison de cette attitude, c’est que la France n’a pas voulu risquer l’Indochine, et la Grande-Bretagne Singapour, pour la Chine. Peut-on équitablement nous demander de faire pour l’Ethiopie ce que les grandes puissances n’ont pas voulu accorder pour la Chine, dont la civilisation est pourtant bien supérieure? Nous serions tout à fait justifiés, au contraire, à demander des atténuations au régime qui serait appliqué.
Il n’en reste pas moins qu’en droit, nous sommes malgré tout tenus aux sanctions. C’est d’ailleurs cette obligation qui avait été l’une des causes de la résistance du peuple suisse lors de l’entrée de notre pays dans la Société des Nations. Le fait d’être membre de la Société des Nations doit comporter évidemment des charges. Nous avons toutefois cherché, dès le début, à diminuer la portée de l’obligation des sanctions. M. Huber avait reçu des instructions dans ce sens comme membre de la Commission du blocus. Le représentant de la Grande-Bretagne à la Commission avait reconnu lui-même que l’article 16 avait été rédigé dans une mentalité de guerre. Les résolutions de 1921 appartiennent en tout cas à un mode très différent de celui de l’article 16. Nous sommes en droit de demander que ces résolutions soient observées.
On avait soutenu d’autre part, en 1921, le principe d’une répartition équitable des charges. Nous pouvons réclamer aussi l’application de ce principe. Notre pays constituerait, en effet, le point le plus dangereux du système qui résulterait de l’application de sanctions, le point sur lequel la pression du blocus continental exercerait son degré maximum. Est-ce à nous de courir les plus grands risques, alors que les autres Etats seront couverts par le blocus maritime ou trop éloignés pour être atteints? Nous devons être réalistes. Il est cependant possible que notre attitude soit exploitée contre nous par les pays qui ne risqueront rien.
Au point de vue national, la question des sanctions créera sans doute une forte tension entre les éléments antifascistes et ceux qui sont opposés à la Société des Nations. Ces derniers soutiendront que nous avons eu tort d’entrer dans la Société des Nations et que nous ne devons pas nous prêter à l’impérialisme britannique.
M. Huber se demande enfin si la Convention du Saint-Gothard12 pourrait être invoquée au cas où nous voudrions interdire le transit vers l’Italie. Il pense que l’article 20 du Pacte13 prime la Convention. Mais il faut remarquer que l’Allemagne ne sera plus membre dans quelques jours14. Ses droits renaîtront-ils alors?
M. Burckhardt tient à faire remarquer, d’abord, qu’il n’a pas étudié à fond la question, dont il a été tenu au courant, jusqu’à ces derniers jours, seulement par la lecture des journaux. Depuis, il a lu les exposés de MM. Oeri et Gorgé15.
Si la Suisse est amenée à prendre position au sujet des sanctions, elle ne pourra pas, pense M. Burckhardt, refuser de s’associer aux mesures qui seront prises. Il n’y a pas là uniquement une question d’idéalisme. Nous ne devons pas, dans notre propre intérêt, renier notre signature, même si notre existence est mise en jeu.
M. Burckhardt partage d’ailleurs avec M. Motta l’opinion selon laquelle nous ne devrions pas prendre de décisions avant que nous soyons en présence d’une situation bien déterminée. Nous pouvons toutefois réfléchir sur notre position.
En ce qui concerne les résolutions de 1921, M. Burckhardt se demande si elles ont une valeur égale à celle du Pacte. Il a quelques doutes à ce sujet, car ces résolutions ne constituent qu’une interprétation. Il n’a pas d’objection, cependant, à ce que nous les utilisions pour obtenir des atténuations au régime des sanctions.
Quant au conflit sino-japonais, il ne saurait être comparé en tous points au conflit actuel. Le Japon s’est montré, à l’époque, beaucoup plus habile; il s’est toujours défendu de faire la guerre et de vouloir annexer la Mandchourie. L’Italie, bien au contraire, a parlé de guerre et d’annexion. On ne peut en tout cas pas, d’autre part, considérer comme une interprétation du Pacte un cas où celui-ci n’a pas été observé.
M. Burckhardt reconnaît cependant que ce précédent peut nous donner une certaine liberté d’action.
M. Burckhardt pense aussi que la question des sanctions ne se posera pour nous que si l’Autriche participe à celles-ci.
M. Mussolini a déclaré qu’il ne considérerait pas les sanctions économiques et financières comme un motif de guerre. Cette déclaration est de bon augure pour nous, mais nous ne devons pas trop nous y fier. Dans le cas où la Suisse interdirait entièrement le transit vers l’Italie des munitions et des matières premières, il ne serait pas exclu que notre voisin répondît par l’usage de la force, par exemple en occupant le Tessin. Notre armée doit être prête à faire face à cette éventualité, mais cela ne suffit pas. En vertu de l’alinéa 3 de l’article 16 du Pacte16, les membres de la Société seraient tenus de nous prêter appui. Il nous faudrait nous assurer à l’avance que nous pouvons compter tout au moins sur l’appui de la France et de la Grande-Bretagne. Il serait désirable que le Conseil fédéral étudiât déjà ce point.
M. Burckhardt ne se dissimule pas que nous courons un risque considérable, mais il croit que nous devons accepter ce risque. C’est, à son avis, une question d’honneur pour la Suisse.
M. de Stoutz a la conviction absolue que nous devons respecter les obligations imposées par le Pacte. Il considère, toutefois, que toutes les conditions sont données, en l’occurrence, pour que nous soyons en droit de faire usage de toutes les possibilités de réduire dans la plus grande mesure l’étendue de nos sacrifices.
L’exposé de M. Burckhardt a beaucoup frappé M. de Stoutz. Il se rallierait à un point de vue aussi strict si la Société des Nations était universelle. Les circonstances actuelles justifieraient toutefois une attitude plus opportuniste, d’autant plus que les grandes puissances coloniales n’ont pas fait tout ce qui était en leur pouvoir pour résoudre le conflit.
Les résolutions de 1921 constituent une base concrète dont nous pouvons tirer un parti très appréciable. Nous sommes admirablement armés pour répondre aux accusations de lâcheté qui pourraient être portées contre nous si nous demandions qu’on tienne compte de notre position spéciale. Nous n’aurons qu’à comparer notre position à celle des grandes puissances lors de la guerre mandchoue et montrer que l’existence de notre pays est en jeu.
M. Ruegger a suggéré17 que nous demandions, si l’Italie se retirait de la Société des Nations, une extension de la Déclaration de Londres dans le sens d’une dispense plus complète de l’obligation de participer aux sanctions. M. de Stoutz demande ce qu’il faut penser de cette idée.
M. Motta dit que M. Ruegger envisageait le cas où l’Italie quitterait la Société des Nations. Le fait de commettre des actes de guerre n’a pas pour conséquence que l’Italie cesse d’être membre de la Société. La procédure d’exclusion pourrait être employée, mais n’est guère probable, car une décision dans ce sens exige l’unanimité. Si des sanctions sont prises, l’Italie se retirera sans doute, mais sa démission ne sera effective que deux ans plus tard.
La Société des Nations pourra continuer à vivre malgré le départ de l’Italie, surtout si elle peut montrer qu’elle a tout fait pour que le Pacte fût respecté. La situation de la Suisse deviendrait toutefois si délicate qu’on pourrait songer à une initiative dans le sens de ce que M. Ruegger a proposé.
M. Bonna voit très bien les dangers que nous courrons si nous participons aux sanctions. Il voit aussi ceux qui nous menaceraient si nous n’y participons pas.
Tout dépend, pense M. Bonna, de la nature des sanctions que nous serions amenés à prendre. S’il ne s’agit que de ne pas accorder de crédits et d’empêcher l’exportation des armes, l’Italie devrait comprendre que nous ne pourrions guère ne pas participer à de telles mesures. Il en irait sans doute autrement si nous empêchions le ravitaillement de l’Italie en matières premières telles que le charbon.
M. Bonna croit que nous devrions procéder à des sondages auprès des Etats les plus importants pour connaître leur attitude en ce qui concerne les sanctions.
M. Motta a été vivement intéressé par l’opinion de M. Burckhardt. M. Schöpfer18, qu’il a vu récemment, lui a fait part d’un point de vue analogue.
Il ne faut pas oublier que si, à la suite de certaines sanctions auxquelles participerait notre pays, nous étions attaqués, il en résulterait immédiatement un conflit général. L’occupation du Tessin ne causerait pas seulement une guerre italosuisse, mais une guerre européenne.
M. Gorgé peut souscrire à nombre d’observations de M.Max Huber. Il a été également frappé par l’exposé de M. Burckhardt.
Il pense, lui aussi, que c’est le Pacte qui doit être appliqué en premier lieu. Il est toutefois hors de doute, à son avis, que les résolutions de l’Assemblée ont une valeur obligatoire. Bien qu’on ne puisse assimiler les résolutions à un traité, elles n’en constituent pas moins une sorte d’engagement international. Tel a toujours été, en tout cas, le point de vue suisse.
Si les résolutions de 1921 sont valables, M. Gorgé ne voit pas pourquoi nous ne les utiliserions pas. Elles seront, d’ailleurs, peut-être appliquées dans quelques jours. Par ces résolutions a été créé un mécanisme qui pourrait très bien fonction
La procédure va se dérouler, pense M. Gorgé, de la manière suivante:
Le Conseil de la Société des Nations devra se prononcer. Il convoquera sans doute les Etats les plus immédiatement intéressés, notamment les voisins de l’Italie et, par conséquent, la Suisse.
Que ferons-nous alors?
Lorsque la Société des Nations a consulté les Etats membres au sujet de l’application des sanctions, nous avons fait connaître notre point de vue. Nous exposions, en particulier, dans notre lettre19, que l’Assemblée fédérale devrait décider de l’application des sanctions. Ceci est toujours exact et nous devrons le rappeler à la Société des Nations. Le Conseil fédéral pourrait, il est vrai, juger lui-même s’il y a rupture du Pacte, mais cette décision n’aurait pas grande valeur pratique, étant donné que c’est à l’Assemblée fédérale qu’il reviendrait de prendre les décisions définitives.
Que fera à son tour l’Assemblée fédérale? Il pourrait se trouver une majorité pour constater qu’il n’y a pas eu rupture de Pacte. Cela est peu probable pourtant et c’est sans doute le contraire qui se produirait. Dans ce cas, deux solutions seraient possibles. La première consisterait à appliquer sans réserve les sanctions. La seconde serait de nous servir des résolutions de 1921 pour essayer de convaincre le Conseil de notre situation spéciale. Si nous y parvenons, la nécessité de prendre des sanctions sera ajournée pour nous. Cela ne veut d’ailleurs pas dire que nous soyons quittes de toute mesure, car nous ne devrions en aucun cas nous faire les complices de l’agresseur. Si nous échouons, au contraire, il y aurait probablement lieu de convoquer de nouveau les Chambres. Notre situation serait alors grave. C’est à ce moment que nous pourrions demander aux puissances ce qu’elles feraient pour nous garantir des contre-coups possibles de notre participation aux sanctions.
M. Huber partage, en plusieurs points, l’opinion de M. Burckhardt.
Il croit tout de même qu’il faut faire une distinction entre la parole donnée dans des actes bilatéraux et la parole donnée dans des pactes collectifs. Le fait d’appliquer scrupuleusement et immédiatement les obligations contenues dans des pactes collectifs peut mener extrêmement loin et nous placer dans une situation tragique. La manière différente dont la Grande-Bretagne a agi en 1932 et en 1935 forme d’ailleurs bien la preuve que l’application de l’article 16 est avant tout une question politique. Nous avons donc intérêt à ne nous engager qu’avec une grande prudence et à chercher à limiter nos obligations.
Il serait très important, comme l’a indiqué M. Burckhardt, de nous assurer, si nous prenons des sanctions, que la garantie réciproque prévue à l’article 16 nous sera assurée. Cela ne suffirait même pas. La France devrait faire savoir d’avance à l’Italie qu’une action militaire contre la Suisse serait considérée par elle comme un motif de guerre.
En concluant, M. Huber dit que si l’Assemblée devait ne plus tenir compte des résolutions interprétatives de 1921, ce serait une raison pour la Suisse de reprendre en considération sa qualité de membre de la Société des Nations.
M. Motta est aussi persuadé que la fidélité aux traités est une question non seulement d’honneur, mais encore d’intérêt. Etant donné notre position et notre traditions nous ne pouvons prendre nos engagements à la légère. Nous ne pouvons toutefois jouer au Don Quichotte des nations.
Nous sommes en droit, M. Motta en est intimement persuadé, de demander que les résolutions de 1921 soient appliquées, car ces résolutions avaient été adoptées à l’unanimité. S’il y a un Etat, en outre, qui puisse solliciter un ajournement des sanctions en toute honnêteté, c’est le nôtre. Notre sacrifice serait hors de proportion avec l’avantage des autres pays.
Dès le début, nous devrons dire que le Conseil fédéral n’est pas compétent pour prendre seul des sanctions. On aurait cependant quelque peine à comprendre que nous ne nous prononcions pas sur la question de savoir s’il y a eu rupture du Pacte. Il vaudrait mieux que le Conseil fédéral reconnût d’emblée notre solidarité, tout en laissant à l’Assemblée fédérale le soin de tirer les conséquences.
M. Motta ajoute qu’il ne faut pas compter sur la reconnaissance de l’Italie. Les Etats n’ont pas de reconnaissance. Il croit, en revanche, à la vengeance de l’Italie, qui ne se manifesterait pas nécessairement dans un avenir immédiat. On peut faire d’ailleurs un raisonnement analogue à l’égard de la France et de la Grande-Bretagne.
Avec beaucoup de prudence et un peu d’habileté, il sera possible, pense M. Motta, d’harmoniser les obligations du Pacte et l’ajournement des sanctions. Nous devrons exposer notre situation en toute franchise et loyauté devant la Société des Nations. Nous serons certainement compris, notamment par les petits pays.
Il sera utile, en tout cas, d’engager une action diplomatique concertée à Paris, Londres et Rome.
M. Huber se demande quelles seront les répercussions de l’attitude du Conseil fédéral sur l’opinion publique.
M. Motta relève que la réaction sera différente selon les partis et selon les régions.
Les socialistes, on le sait, sont partisans des sanctions les plus étendues. Dans les autres partis, on approuve en général l’attitude du Conseil fédéral.
Le Tessin est en très grande majorité antifasciste, mais la sympathie pour l’Italie et des raisons d’intérêt se mêlent, dans cette partie de notre pays, à la passion politique. Les Tessinois nous seront sans doute reconnaissants de tout ce que nous ferons pour éviter les sanctions, bien que M. Motta soit persuadé que, s’il le faut, ses concitoyens se rallieront au Conseil fédéral.
En Suisse française, on constate de nombreuses nuances dans l’opinion. Si le «Journal de Genève» adopte, de manière générale, le point de vue de la Société des Nations, la «Suisse», la «Gazette de Lausanne», la «Tribune de Lausanne» ne sont pas contre l’Italie. La «Tribune de Genève» n’a pas une attitude bien définie. Quant à la «Liberté» de Fribourg, elle est très prudente et craint sans doute qu’une chute possible du régime fasciste ne soit suivie de troubles dangereux.
En Suisse allemande, la «Neue Zürcher Zeitung» est très réservée et sera certainement un fidèle soutien du gouvernement, si cela devient nécessaire. Le «Bund» appuiera aussi le Conseil fédéral. Les opinions des «Basler Nachrichten», dont le rédacteur en chef est M. Oeri, sont connues et ce dernier se trouvera certainement aussi avec le Conseil fédéral.
M. Motta pense qu’il serait utile de préparer, à toute éventualité, un mémoire sur notre position dans le conflit italo-éthiopien. Il reviendra à M. Gorgé de le préparer20, tout en restant en contact avec le Chef de la Division des Affaires étrangères21 et en collaboration, éventuellement, avec M. Max Huber et M. Burckhardt.
M. Burckhardtse rallie à l’idée de nous fonder sur les résolutions de 1921. Il demande qu’on tienne compte, toutefois, de la situation actuelle. Nous ne devons pas nous refuser à participer à une action collective et efficace. Si nous adoptions maintenant une attitude trop négative, nous pourrions en pâtir un jour. N’oublions pas non plus que si nous n’agissons pas d’accord avec la Société des Nations, nous favoriserons le jeu de l’Italie.
En concluant, M. Burckhardt reconnaît que nous devons nous abstenir de toute démonstration inutile.
M. de Stoutz rappelle qu’il a été proposé de charger nos Légations de certaines démarches.
M. Motta déclare qu’il faut entreprendre, en effet, ces démarches22. Nos représentants ne devront pas agir toutefois comme mandataires du Conseil fédéral, mais ils auront à s’enquérir, à titre personnel, sur les idées qui sont émises au sujet des sanctions.
La séance est levée à 17 h 10.
- 1
- Procès-verbal: E 2001 (C) 5/131.↩
- 2
- Seizième session ordinaire de l’Assemblée, ouverte le 9 septembre 1935.↩
- 3
- Le 28 septembre. Cf. JO. SDN, 1935, Supplément spécial no 138, pp. 94ss.↩
- 4
- Chargé le 26 septembre, par résolution du Conseil de la SdN, de préparer un projet de rapport sur le différend italo-éthiopien, conformément à l’art. 15, paragraphe 4 du Pacte (cf. n. 13ci-dessous).↩
- 5
- Cf. no 145, n. 5.↩
- 6
- Comité des Cinq, composé des représentants de la Grande-Bretagne, de l’Espagne, de la France, de la Pologne et de la Turquie; chargé le 6 septembre, par résolution du Conseil de la SdN, d’examiner l’ensemble des relations italo-éthiopiennes en vue de rechercher une solution pacifique.↩
- 7
- Le 13 février 1920. Pour le texte de la déclaration, cf. annexe au no 247du vol. 7-II des DDS.↩
- 8
- Le 10 décembre 1920, la première Assemblée de la SdN avait chargé le Conseil d’instituer une Commission internationale du Blocus, pour étudier l’application de l’article 16 du Pacte. La Commission, dont faisait partie le Suisse Max Huber, se réunit à Genève du 22 au 28 août 1921, date à laquelle elle présenta son rapport au Conseil de la SdN. Les conclusions de ce rapport, qui recommandaient certains amendements à l’article 16 du Pacte, ne furent toutefois pas adoptées par l’Assemblée de la SdN. Le 4 octobre 1921, cette dernière se limita à voter une série de résolutions, dites «interprétatives», touchant à l’application de l’article 16. Cf. no 145, n. 9.↩
- 9
- Résolution no 9: Tous les Etats doivent être sur le même pied pour l’application des mesures, sous les réserves suivantes: b) S’il est reconnu opportun d’ajourner, pour certains Etats, en tout ou partie, la mise en action effective des sanctions économiques prévues à l’article 16, cet ajournement ne pourra être admis que dans la mesure désirable en vue d’assurer le succès du plan d’action concerté en commun, ou de réduire au minimum, pour certains membres de la Société, les pertes et les inconvénients qui peuvent résulter de la mise en œuvre des sanctions.↩
- 10
- Cf. DDS vol. 10, no 278, dodis.ch/45820.↩
- 11
- 1. S’il s’élève entre les Membres de la Société un différend susceptible d’entraîner une rupture et si ce différend n’est pas soumis à la procédure de l’arbitrage ou à un règlement judiciaire prévu à l’article 13, les Membres de la Société conviennent de le porter devant le Conseil. A cet effet, il suffit que l’un d’eux avise de ce différend le Secrétaire général, qui prend toutes dispositions en vue d’une enquête et d’un examen complets. 2. Dans le plus bref délai, les Parties doivent lui communiquer l’exposé de leur cause avec tous faits pertinents et pièces justificatives. Le Conseil peut en ordonner la publication immédiate. 3. Le Conseil s’efforce d’assurer le règlement du différend. S’il y réussit, il publie, dans la mesure qu’il juge utile, un exposé relatant les faits, les explications qu’ils comportent et les termes de ce règlement. 4. Si le différend n’a pu se régler, le Conseil rédige et publie un rapport, voté soit à l’unanimité, soit à la majorité des voix, pour faire connaître les circonstances du différend et les solutions qu’il recommande comme les plus équitables et les mieux appropriées à l’espèce. 5. Tout Membre de la Société représenté au Conseil peut également publier un exposé des faits du différend et ses propres conclusions. 6. Si le rapport du Conseil est accepté à l’unanimité, le vote des Représentants des Parties ne comptant pas dans le calcul de cette unanimité, les Membres de la Société s’engagent à ne recourir à la guerre contre aucune Partie qui se conforme aux conclusions du rapport. 7. Dans le cas où le Conseil ne réussit pas à faire accepter son rapport par tous ses Membres autres que les Représentants de toute Partie au différend, les Membres de la Société se réservent le droit d’agir comme ils le jugeront nécessaire pour le maintien du droit et de la justice. 8. Si l’une des Parties prétend et si le Conseil reconnaît que le différend porte sur une question que le droit international laisse à la compétence exclusive de cette Partie, le Conseil le constatera dans un rapport, mais sans recommander aucune solution. 9. Le Conseil peut, dans tous les cas prévus au présent article, porter le différend devant l’Assemblée. L’Assemblée devra de même être saisie du différend à la requête de l’une des Parties; cette requête devra être présentée dans les quatorze jours à dater du moment où le différend est porté devant le Conseil. 10. Dans toute affaire soumise à l’Assemblée, les dispositions du présent article et de l’article 12 relatives à l’action et aux pouvoirs du Conseil, s’appliquent également à l’action et aux pouvoirs de l’Assemblée. Il est entendu qu’un rapport fait par l’Assemblée avec l’approbation des Représentants des Membres de la Société représentés au Conseil et d’une majorité des autres Membres de la Société, à l’exclusion, dans chaque cas, des Représentants des Parties, a le même effet qu’un rapport du Conseil adopté à l’unanimité de ses membres autres que les Représentants des Parties.↩
- 12
- Conclue entre la Suisse et l’Italie le 15 octobre 1869; signée pari’A llemagne le 20 juin 1870. Ratifiée par les trois pays en 1871. Pour plus de détails, cf. no 157, dodis.ch/46078. Cf. aussi DDS vol. 2, rubrique V: Chemin de fer du Gothard.↩
- 13
- 1. Les Membres de la Société reconnaissent, chacun en ce qui le concerne, que le présent Pacte abroge toutes obligations ou ententes inter se incompatibles avec ses termes et s’engagent solennellement à n’en pas contracter à l’avenir de semblables. 2. Si, avant son entrée dans la Société, un Membre a assumé des obligations incompatibles avec les termes du Pacte, il doit prendre des mesures immédiates pour se dégager de ces obligations.↩
- 14
- En octobre 1933, l’Allemagne avait décidé de quitter la Conférence du Désarmement et de se retirer delà SdN (cf. DDS vol. 10, nos 341 (dodis.ch/45883) et 345 (dodis.ch/45887)); suivant l’article 1, paragraphe 3 du Pacte, une telle décision devenait exécutive après un délais de 2 ans. Par conséquent, le 19 octobre 1935, l’Allemagne allait cesser de faire partie de la SdN.↩
- 15
- Pour le texte de ces deux exposés, lus devant les membres de la Délégation à la XVIeme Assemblée de la SdN, cf. E 2001 (C) 5/131 et E 7110 1/77.↩
- 16
- Cf. no 145, n. 5.↩
- 17
- Cf. no 145.↩
- 18
- Membre de la Délégation suisse à la XVIéme Assemblée de la SdN.↩
- 19
- Lettre du DPF au Secrétaire général de la SdN, E. Drummond, du 3 mai 1921 (E 2001 (B) 8/22). Selon cettelettre, seule l’Assemblée fédérale avait les compétences nécessaires pour décider de l’attitude de la Suisse face à l’application des sanctions: Il apparaît... comme indiqué de soumettre toute décision à prendre contre un Etat en rupture de pacte à l’appréciation de l’Assemblée fédérale qui, aux termes de l’article 85, chiffre 6, de la Constitution fédérale, est investie, non seulement du droit de déclarer la guerre et de faire la paix, mais encore de la compétence de prendre toutes les mesures commandées par la sûreté extérieure ainsi que par le maintien de l’indépendance et de la neutralité de la Suisse. L’organisation d’un blocus et l’aide économique que doivent se prêter mutuellement les Etats restés fidèles au Pacte impliquent, le plus souvent, des mesures et des sacrifices d’une importance telle qu’aucun Gouvernement démocratique ne voudrait y prêter la main sans une autorisation expresse de la représentation populaire.↩
- 20
- C. Gorgé est en tout cas l’auteur de la proposition du DPF du 7 octobre, qui servira de base à la discussion du Conseil fédéral le 8 octobre. Cf. no 154.↩
- 22
- Cf. annexe.↩