Classement thématique série 1848–1945:
V. CODIFICATION DU DROIT INTERNATIONAL
1. Conférence de La Haye sur le désarmement
Printed in
Diplomatic Documents of Switzerland, vol. 4, doc. 269
volume linkBern 1994
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Archive | Swiss Federal Archives, Bern | |
▼ ▶ Archival classification | CH-BAR#E2001A#1000/45#541* | |
Old classification | CH-BAR E 2001(A)1000/45 41 | |
Dossier title | Nr. 461. Allgemeines, 1898 - Mai 1899 (1898–1899) | |
File reference archive | B.231-1 |
dodis.ch/42679 Le Chargé d Affaires ad intérim de Suisse à Vienne, F. Dumartheray, au Président de la Confédération et Chef du Département politique, E. Ruffy1
La note-circulaire du Tzar, relative au désarmement, a eu, ici comme partout, un grand retentissement dans la presse comme dans le public. Tenant à vous faire connaître l’opinion du Ministre des Affaires étrangères, j’ai été le voir hier. Bien que de retour de congé depuis un mois, c’était la première fois qu’il recevait le corps diplomatique depuis le mois de juin, ayant contremandé jusqu’ici chacune de ses réceptions hebdomadaires.
Voici, en résumé, ce que m’a dit le Cte. Goluchowski:
Il va sans dire que c’est avec une très grande sympathie que nous avons, comme du reste tous les autres Etats, accueilli la proposition du Tzar; nous nous sommes empressés de le féliciter de cette noble et généreuse initiative. Cette idée n’est pas nouvelle, mais elle n’apparaissait guère jusqu’ici que comme un mirage lointain; espérons que, devenue le projet du Tzar, soutenue et préconisée par lui, elle pourra désormais entrer dans le domaine de la réalité. Nous ne manquerons pas, dès que le gouvernement russe nous aura fait connaître le programme qui servira de base à la conférence projetée, de désigner des délégués et nous faisons les vœux les plus sincères pour qu’on aboutisse à un résultat. La chose n’est du reste pas encore aussi avancée; et l’époque exacte de la conférence n’est pas fixée; Mourawieff, à ce qu’on me dit, va prendre un congé et ce ne sera qu’après son retour que la conférence se réunira. D’ailleurs, bien des difficultés peuvent encore surgir qui en pourraient retarder la date. Il va sans dire du reste qu’il faudra écarter soigneusement du programme toutes les questions politiques, sans cela on risquerait fort d’arriver à un résultat diamétralement opposé à celui qu’on désire.
Dans ces déclarations, tout officielles, du Cte. Goluchowski, il est facile de voir percer le scepticisme sous les félicitations et les assurances de sympathie. Mais ce scepticisme du Gouvernement I. et R. m’est apparu beaucoup plus ouvertement encore dans une conversation que j’ai eue avant-hier avec le Cte. Welsersheimb, premier chef de section aux Affaires étrangères, – conversation d’ailleurs sans caractère officiel et que je me permets de vous communiquer à titre confidentiel –. Le Cte. Welsersheimb n’a pas hésité à me dire, – bien entendu après les phrases consacrées sur la «vive sympathie» qu’inspire «la noble initiative du Tzar» –, qu’il ne croyait pas qu’on pût – pour le moment du moins – attendre aucun résultat appréciable de la conférence proposée, en admettant même qu’elle se réunisse – «wenn sie überhaupt zu Stande kommt». Il ajoutait: On a beau dire qu’on ne prétend pas encore arriver à la paix universelle, qu’il ne s’agit pas même encore du désarmement, mais seulement d’un enraiement de l’armement; on proclame que le seul but de la conférence sera de proposer et de discuter les moyens de donner une direction plus économiquement utile à la somme colossale de forces intellectuelles et matérielles qu’on emploie aujourd’hui à inventer, perfectionner et appliquer des engins de destruction. C’est parfait; c’est du reste le côté pratique de la question; mais malgré tout, on ne peut pas nier que cette conférence équivaudra en quelque sorte à une consécration, à une reconnaissance par les Etats signataires du statu quo actuel. Or combien d’Etats sont satisfaits de ce statu quo? La Russie, sans doute; l’Allemagne peut-être, et encore. Par contre la France voudra qu’on règle d’abord la question de l’Alsace-Lorraine; l’Angleterre la question de Chine; en Italie il y a la question romaine; il y aura la question de la Crète, la question de l’Egypte, des Etats des Balkans, etc, etc, bref, ça n’en finira pas. (Il n’a pas parlé de la question de la Bosnie et de l’Herzégovine!)
Puis à côté de toutes ces questions il y a celles de la marine et des colonies. Les Etats qui ont une marine marchande, qui cherchent des débouchés commerciaux pour leur industrie, qui vont dans des contrées encore non civilisées, dans des pays où, sans parler de la piraterie, la guerre est à l’état continu, ont besoin d’une marine militaire pour défendre leur marine marchande et leurs colonies. Donc pour ceux-là le désarmement est une impossibilité. Ça ne les empêchera pas, cependant, de répondre comme nous à la noble initiative du Tzar et de désigner des délégués pour la conférence.
Il ne faut pas se dissimuler non plus que la réalisation de ce projet constituerait une véritable révolution économique; car à côté de l’intérêt que peuvent avoir les Etats à astreindre chacun de leurs ressortissants pendant un certain temps à une discipline égalitaire, à développer par le militaire le sentiment patriotique, à établir un contre-poids aux idées subversives, il faut calculer qu’un désarmement, même progressif, amènerait sur le marché du travail des millions de bras, occupés jusqu’ici par les services militaires, et cette concurrence arriverait juste au moment où, d’autre part, les industries textiles et du fer (fabriques d’armes, d’uniformes, etc.) se verraient obligées, sinon de fermer leurs ateliers, du moins de restreindre leur fabrication. A ce point de vue là sans doute, la conférence pourrait atteindre un résultat et chercher des dérivatifs pour ces branches de l’industrie, mais encore faut-il tenir un compte juste d’un état de fait, regrettable peut-être, mais consacré par l’usage et le temps.
En somme vous voyez d’ici avec quelles instructions limitées, les délégués arriveraient à la conférence et vous ne devez pas trop vous étonner de mon scepticisme, que d’ailleurs je suis le premier à déplorer sincèrement.
D’autre part, j’ai fréquemment l’occasion de parler de cette question avec le Chargé d’affaires de Russie, avec lequel je suis lié depuis 9 ans et que je vois presque chaque jour. C’est lui-même qui, le premier, a abordé le sujet, le jour où il a remis, en audience spéciale, au Cte. Goluchowski la note-circulaire en question.
Voici à peu près son opinion à ce sujet, opinion que je me permets de vous transmettre également à titre confidentiel:
Ce manifeste de notre Empereur – dont l’initiative lui revient tout entière – nous a tout autant surpris que les Etats auxquels il a été adressé, tant le secret avait été bien gardé. Sans doute on savait que parmi les projets que caresse le Tzar se trouvait aussi celui du désarmement; mais on le considérait plutôt comme un beau rêve, de réalisation lointaine sinon hypothétique, et personne dans notre carrière ne pensait le projet mûr ni le moment venu. Il me paraît très probable que, dans ce cas comme dans celui de notre brusque action en Chine – laquelle, elle aussi était prévue pour un avenir plus éloigné – notre Empereur a agi plus tôt que ce n’était d’abord son plan et je ne serais pas éloigné de croire qu’il l’a fait pour ne pas se laisser couper l’herbe sous les pieds par l’Empereur d’Allemagne. Il ne faudrait pas croire cependant que mon souverain ait agi de la sorte dans un but de réclame, pour faire parler de lui, non, c’est par intime conviction et pour ne pas céder le pas à l’Allemagne dans une question qui est vitale pour nous et qui l’est beaucoup moins pour l’Allemagne. Car chez nous le désir de désarmer est sincère. Nous avons des territoires immenses à coloniser, à défricher même, territoires adhérents, ne nécessitant par conséquent pas de flotte, territoires pacifiques et assimilés déjà qui n’exigent donc pas d’armée. Aussi, ce qu’il nous faut c’est la tranquillité et de l’argent; la tranquillité afin de développer la civilisation et l’instruction dans notre Empire, où nous sommes encore si en retard, et de l’argent pour pouvoir donner de l’extension à l’agriculture, à l’industrie et au commerce.
Notre budget militaire nous coûte chaque année à peu près 284 1/2 millions de roubles – sans parler de la marine qui en réclame environ 60 millions – eh bien nous voudrions trouver le moyen d’employer ces sommes, ou du moins une partie de ces sommes dont nous avons si besoin ailleurs, d’une façon moins stérile.
Je ne connais pas encore le programme de la conférence, mais je suis sûr qu’il est déjà arrêté et je ne doute pas qu’il ne soit strictement limité aux questions pratiques, économiques, et qu’avant tout les questions politiques en seront écartées. Hier encore j’écrivais à mon gouvernement et lui recommandais d’éviter avant toute chose de laisser assimiler la proposition de notre Empereur aux rêveries humanitaires de l’excellente Baronne de Suttner et des différentes ligues de la paix.
Nous ne nous faisons d’ailleurs pas d’illusions sur les difficultés que notre projet rencontrera, malgré toutes les belles phrases de sympathie qu’on nous sert de toutes parts. Chacun veut avoir l’air de nous donner pleinement raison, mais au fond chacun se promet de nous jeter des bâtons dans les roues et de s’arranger à faire dérailler la proposition sérieuse et pratique du Tzar dans le domaine de l’utopie. Le grand mal c’est la défiance des Etats entre eux. C’est ce qui les empêchera de s’engager à diminuer leurs armements.
Je ne suis donc nullement surpris de l’impression sceptique et même pessimiste que vous rapportez du Ministère. Néanmoins je puis vous dire que de notre côté des mesures sérieuses vont être prises pour assurer du moins un commencement d’exécution à notre plan. D’ailleurs il faut reconnaître que notre Empereur s’y est pris habilement. Pour s’assurer le concours du Pape, comme celui-ci n’a pas de représentant à Pétersbourg, notre Ministre auprès du Vatican a, le jour même où Mouravieff présentait aux ambassadeurs à Pétersbourg la note en question, remis au Pape une lettre du Tzar, dans laquelle celui-ci assurait qu’il ne faisait que suivre l’impulsion donnée par le Pape lui-même et qu’il comptait sur son appui. Voilà donc le monde slave d’une part, et le monde catholique de l’autre, qui se voient poussés dans cette voie par les chefs spirituels de leurs religions respectives; c’est un fort appoint. Ajoutez à cela l’écho énorme qu’a eu notre manifeste dans la presse et dans l’opinion publique de tous les pays et le contre-coup forcé que ça aura encore sur les gouvernements, vous conviendrez que c’est déjà un résultat puisqu’en consacrant cette idée du désarmement le Tzar la fait passer du domaine du rêve dans celui de la politique; elle est devenue un facteur avec lequel les gouvernements devront désormais compter. Les Etats à parlement ne tarderont pas à s’en apercevoir, dès la première demande d’augmentation des crédits militaires, point de vue qui n’a pas d’importance chez nous où un trait de plume de l’Empereur suffit. Aussi, même si la proposition que nous faisons n’aboutit pas et que les autres Etats préfèrent continuer à «développer leur armement» eh bien nous en serons quittes pour faire comme eux; nous le ferons à regret mais nous le ferons et avec moins de difficultés qu’eux puisque nous n’aurons pas d’opposition parlementaire à vaincre et que d’autre part la leur sera augmentée. Remarquez d’ailleurs que chez nous le budget de la guerre, qui s’élève à 284'/2 millions est couvert et au-delà par le rendement de l’impôt sur les boissons, qui monte annuellement à 285 millions environ. Somme toute, conclut mon interlocuteur, que la conférence se réunisse ou ne se réunisse pas, qu’elle ait des résultats ou qu’elle n’en ait pas, nous, Russes, n’avons rien à perdre à cette initiative de notre Souverain, et nous ne pouvons qu’y gagner. Le seul point qui me surprend, je l’avoue, c’est notre attitude vis-àvis de la France. Ils doivent être furieux et je reconnais qu’en effet cette proposition, venant dévoiler si crûment l’inanité de la soi-disant «alliance», tant vantée, justement à l’instant où par suite de ses affaires intérieures, la France a plus que jamais besoin de se montrer forte et appuyée c’était dur et je déplore qu’on n’ait pas trouvé une petite fiche de consolation à lui donner. Mais la politique avant tout et comme je vous le dis toujours, la seule politique c’est celle qui est basée sur l’utilisation des facteurs.
J’ai cru intéressant de vous faire part, Monsieur le Président, de ces différentes appréciations.
Tout en reconnaissant la justesse de certaines observations de M. de Budberg, il semblerait que les dernières nouvelles télégraphiques viennent confirmer les appréhensions du Cte Welsersheimb. La prise d’Omdurman, les nouveaux massacres de Crète, la lettre du Pape au Cardinal Langénieux, et le toast «impulsif» de l’Empereur Guillaume à Porta Westphalica sont autant d’indices fâcheux qui encouragent au scepticisme.
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Questions of international law
Disarmament Hague Peace Conferences (1899 and 1907)