dodis.ch/55291Le Chef de la Mission suisse auprès des Communautés européennes à Bruxelles, l’Ambassadeur von Tscharner, aux Conseillers fédéraux Delamuraz et Felber, Chefs du DFEP et du DFAE1

[Négociations EEE]

Vu de Bruxelles, on ne peut plus exclure que la Suisse et les autres pays de l’AELE soient appelés à se déterminer sur une éventuelle adhésion à la Communauté plus tôt qu’ils ne le souhaitent, peut-être en 1991 déjà. En effet, les négociations sur un Espace économique européen pourraient aboutir à une impasse pour deux raisons principales: le manque de flexibilité de la Communauté et la rupture de la solidarité du camp de l’AELE.2 Voici les principales considérations qui justifient cette crainte:

Primo: La rigueur des exigences formulées par les pays de l’AELE, principalement sur initiative helvétique, dans le domaine institutionnel3 a surpris nos interlocuteurs et notamment les États membres de la CE qui sont en train de découvrir le dossier EEE.4 Alors qu’au début un EEE, qui donnerait un accès privilégié au grand marché européen aux voisins immédiats de la CE, paraissait comme une solution simple, facile à négocier pendant que la CE se concentrerait sur l’approfondissement et plus particulièrement sur l’achèvement de son marché intérieur, ce traité s’avère maintenant être d’une grande complexité et pourrait, aux yeux de certains, avec la mise en place d’institutions nouvelles et hybrides, affecter les équilibres institutionnels intracommunautaires. Les raisons qui ont, dans le passé, milité en faveur du renvoi d’un éventuel élargissement après 1992, pourraient aujourd’hui être invoquées contre la conclusion d’un tel traité, qui est qualifié de plus difficile à négocier même qu’une adhésion.

Secundo: Réaction de perplexité similaire en ce qui concerne l’ampleur et le nombre des exceptions5 demandées par les pays de l’AELE par rapport à l’acquis communautaire. À un moment où la Communauté désire opérer sa mutation qualitative vers une union économique et monétaire ainsi que vers une union politique, le problème de l’«intégration à la carte» apparaît comme particulièrement délicat. Pourquoi accorder à des pays riches et stables des régimes particuliers, difficiles à gérer et mettant en cause l’équilibre des droits et des obligations, alors que certains États membres, plus fragiles sur le plan économique que les pays de l’AELE, doivent avaler le menu dans son entier?

Tertio: En 1990, la Communauté aura déjà subi un élargissement par l’absorption de la RDA. Quant aux demandes d’adhésion qui sont aujourd’hui sur la table (dans l’ordre chronologique: Turquie, Autriche, Chypre et Malte), l’on prend conscience ici qu’il faudra, d’une façon ou d’une autre et dans un avenir pas trop lointain, répondre à ces requêtes. L’interprétation minimaliste que font les Autrichiens de leur neutralité ne semble plus choquer personne.6 Leur obstination pourrait bien, dans les circonstances nouvelles régnant en Europe, s’avérer payante. Le besoin, pour la CE, d’offrir aux pays neutres autre chose que le choix entre l’adhésion et le statu quo est devenu moins évident; la neutralité ne justifie plus un traitement de faveur.

Ce sentiment est renforcé par le message très clair émanant de la Hongrie, de la Tchécoslovaquie et de la Pologne, à savoir que l’adhésion à la Communauté est leur objectif à moyen terme – cinq à dix ans – et que les accords d’association que Bruxelles s’apprête à négocier avec eux ne peuvent constituer que des solutions provisoires.7 N’oublions pas que ces pays n’ont pas une «tradition de la solitude» aussi prononcée que la Suisse, qu’ils éprouvent la nécessité d’accomplir leur mutation politique, économique et sociale dans un cadre stable et que, last but not least, ils auront un besoin persistant d’aide de tout genre et donc d’une solidarité plus que passagère.

Quarto: Vu leur ferme volonté d’avoir un plein accès au marché intérieur de la CE, nos partenaires au sein de l’AELE ne se contenteront pas d’un Traité EEE qui n’aurait, comme effet, qu’un certain renforcement de la coopération de type «Luxembourg-plus», mais qui laisserait de facto et de jure intacts un certain nombre d’obstacles. Ce besoin est à la fois économique et politique. Si, aujourd’hui, les exigences sur le plan institutionnel sont appuyées par tous les pays de l’AELE, 1991, année électorale dans plusieurs pays scandinaves, pourrait se révéler à haut risque pour cette unité.8

Quinto: Il devient dès lors de plus en plus évident que la Conférence intergouvernementale sur l’Union politique dont les travaux débuteront en décembre servira aussi à une reflexion et à la préparation du prochain élargissement de la Communauté. Il s’agira, bien sûr, de mieux ancrer une Allemagne unie dans le tissu communautaire (cf. la légende de Gulliver à Liliput), et à cet égard une augmentation du nombre d’États membres peut paraître désirable. Et il s’agira aussi de s’assurer qu’une union économique et monétaire (monnaie unique) ainsi qu’une union politique (politique étrangère commune) fonctionnent de façon satisfaisante également dans une Communauté à 15, 20 ou 25 États membres. On retrouve là le lien qui existait en son temps entre le marché intérieur et l’adhésion de l’Espagne et du Portugal,9 d’une part, et l’élaboration de l’Acte unique, d’autre part.

Sexto: Le retrait lent mais inévitable de l’Amérique de sa position de protecteur de l’Europe occidentale et la désintégration qui menace l’Union soviétique confèreront à la CE un nouveau rôle sur ce continent et dans le monde. Ni les organisations mondiales du type GATT, FMI, Banque mondiale ou autre OCDE, crées à l’issue de la seconde guerre mondiale sous l’impulsion des États-Unis et servant largement leurs intérêts, ni une CSCE10 revue et renforcée, mais loin de constituer un cadre de sécurité vraiment fiable, pourront décharger la CE de cette responsabilité. L’attrait qu’elle exercera sur tous les pays européens non–membres sera d’autant plus fort. Inévitablement, ce «Drang zur Mitte» se manifeste surtout parmi les pays qui se sentent géographiquement et économiquement quelque peu marginalisés. Cette remarque vaut également pour les pays scandinaves. Du coup, la Communauté pourrait avoir un intérêt plus marqué à s’assurer aussi de la collaboration et de la solidarité de pays comme la Suisse, pays du «centre» par excellence, sans pour autant leur faire la cour.

Cette analyse m’amène à formuler deux remarques concernant la politique européenne de la Suisse:

La première concerne la préparation extérieure d’une éventuelle adhésion. Alors que nous investissons, à juste titre, beaucoup d’efforts pour jouer un rôle actif au sein des réunions de la CSCE,11 l’avenir de notre pays pourrait, si mon analyse est correcte, se jouer plutôt dans la Conférence intergouvernementale des Douze sur l’Union politique, conférence où nous ne serons pas présents. Par ailleurs, les pays du «premier peloton» des futurs nouveaux membres de la CE pourraient bien, puisqu’ils ont déclaré leur intérêt à temps, jouer un plus grand rôle dans la définition de ce que sera la future Communauté – qui sera plus une nouvelle Communauté qu’une Communauté élargie – que ceux qui viendront encore plus tard. L’on pourrait dès lors se poser la question si l’architecture de cette nouvelle Communauté ne devrait pas faire l’objet d’un certain «brainstorming» entre les pays concernés, Suisse comprise, si certaines idées ne devraient pas constituer une sorte de «dot» des nouveaux membres. Je pense notamment à des aspects tels que la dimension démocratique, la subsidiarité, certaines techniques de la solidarité confédérale, une protection plus efficace de l’environnement etc. Plus il y aura de pays dans ce premier groupe, plus leur impact se fera sentir.

Ma deuxième remarque concerne les préparatifs internes. Je pars de l’idée que certains travaux pourraient être entrepris au titre de «contingency planning», sans que cela ne constitue une charge supplémentaire pour ceux de nos fonctionnaires qui sont déjà très occupés par les négociations sur l’EEE. Une analyse très sérieuse devrait à mon avis être consacrée aux implications, pour la Suisse, de devenir une île au sein d’une Union politique, économique et monétaire européenne comptant une vingtaine de pays membres (aspects économiques, crédibilité d’une politique de neutralité etc.).12 Parmi les questions de fond qui doivent sans doute être examinées de façon approfondie, et si nécessaire avec l’aide d’experts extérieurs à l’administration, j’en citerais deux: d’abord les effets de la politique agricole commune de la CE et de l’AELE d’une part et de ceux des pays tiers de l’autre («préférence européenne»).13 Un des résultats de telles études pourrait être une vue plus précise du contenu et de la durée des régimes transitoires.

Je me permets, enfin, de suggérer qu’une analyse soit faite de notre système gouvernemental à la lumière des futurs besoins «européens» et notamment l’évolution probable de la composition et du fonctionnement du Conseil des ministres de la CE tel qu’il pourrait se présenter à la suite des réformes introduites par la Conférence intergouvernementale sur l’Union politique. Disons d’emblée que seule une structure gouvernementale comportant une quinzaine de ministres spécialisés (industrie, commerce, agriculture, transport, environnement, énergie, télécommunications, recherche, éducation, affaires sociales, justice, budget, affaires monétaires etc.) permettra à un État membre d’assurer une présence suffisante au sein du Conseil. Quant à la question de savoir si le Conseil fédéral devrait lancer le débat public sur les alternatives à l’EEE, je pense que sur le front de la négociation, cela ne devrait pas affaiblir notre position, mais pourrait au contraire la renforcer, à condition que cela ne se fasse pas sur un ton défaitiste.14

1
CH-BAR#E2210.1-02#1998/351#190* (777.231). Cette lettre de l’Ambassadeur Benedikt von Tscharner, Chef de la Mission suisse auprès des Communautés européennes à Bruxelles, est largement diffusée, notamment à tous les Conseillers fédéraux et aux hauts fonctionnaires concernés, soit: aux Secrétaires d’État Klaus Jacobi et Franz Blankart, respectivement Directeur de la Direction politique du DFAE et Directeur de l’Office fédéral des affaires économiques extérieures du DFEP, aux Secrétaires généraux du DFI, DFF et DFTC ainsi qu’à certains directeurs de ces Départements. Cette lettre est également transmise en copie aux Ambassades de Suisse à Paris, Bruxelles, Bonn, Vienne, Oslo et Stockholm, ainsi qu’aux représentations suisses auprès de l’AELE, de l’OCDE et du Conseil de l’Europe. Pour la liste complète des destinataires, cf. le facsimilé dodis.ch/55291. Cette lettre intervient peu de temps après et, probablement, comme un commentaire de la rencontre entre le Chef du DFEP, le Conseiller fédéral Delamuraz, et le Président la Commission européenne, Jacques Delors, à Bruxelles, le 17 juillet 1990, cf. la notice de l’Ambassadeur von Tscharner du 18 juillet 1990, dodis.ch/55746.
2
Cf. le télex hebdomadaire 30/90 du 23 juillet 1990, dodis.ch/55148, resp. sur la Communauté, point 1, et sur l’AELE point 1 (rapides).
3
Sur la proposition institutionnelle suisse, cf. le PVCF No 1287 du 18 juin 1990, dodis.ch/55263, en particulier l’annexe 1, chapitre 3, point 7: Aspects institutionnels et juridiques. Pour une sélection de documents sur l’aspect institutionnel des négociations, cf. la compilation dodis.ch/C1886.
4
Sur le manque de préparation de la CE dans le dossier EEE, cf. le télex hebdomadaire 30/90 du 23 juillet 1990, dodis.ch/55148, point 1.
5
Pour la liste des exceptions, cf. le PVCF No 1287 du 18 juin 1990, dodis.ch/55263, en particulier l’annexe 1, chapitre 1, point 1: Exceptions.
6
À propos de la neutralité autrichienne et de l’éventuelle adhésion de l’Autriche à la CE, cf. la compilation dodis.ch/C1878.
7
Cf. par exemple à ce propos les discussions avec la Hongrie et la Roumanie en marge de la Conférence de la CSCE à Paris, DDS 1990, doc. 51, dodis.ch/54683.
8
Pour les différentes positions des pays nordiques, cf. DDS 1990, doc. 40, dodis.ch/55958. Concernant la question de l’unité de l’AELE, cf. également la compilation dodis.ch/C1783.
9
Sur l’adhésion de l’Espagne et du Portugal à la CEE, cf. la compilation dodis.ch/C1851.
10
Cf. DDS 1990, doc. 51, dodis.ch/54683.
11
Cf. DDS 1990, doc. 34, dodis.ch/56205.
12
Sur l’intégration européenne comme défi pour la neutralité suisse, cf. DDS 1990, doc. 24, dodis.ch/54523, point 3.
13
Sur le futur de la politique agricole de la Suisse, cf. DDS 1990, doc. 36, dodis.ch/54935.
14
Sur la politique d’information du public du Conseil fédéral, cf. le télex hebdomadaire 19/90 du 7 mai 1990, dodis.ch/55118, point 1.