dodis.ch/54975Proposition du DFAE et du DMF au Conseil fédéral1

Exportations de matériel de guerre vers la Turquie

Conformément à la décision du Conseil fédéral du 24 octobre 1990,2 les représentants des services concernés du DFAE, du DFJP et du DMF se sont réunis, afin de préciser la motivation de la décision du Conseil fédéral de ne pas interdire les exportations de matériel de guerre vers la Turquie.

A.

L’art. 11 al. 2 lit. a3 pose le principe qu’aucune autorisation d’exporter ne sera délivrée, notamment, à destination de territoires (Gebiete) dans lesquels règnent des tensions dangereuses. Ainsi que le relevait le professeur Walter Kälin dans son avis de droit du 7 mars 1989,4 élaboré sur mandat de la Commission de gestion du Conseil national,5 l’expression «tensions dangereuses» constitue une notion juridique non définie. Le prof. Kälin dit à ce sujet ceci (page 25): «Der Inhalt unbestimmter Rechtsbegriffe lässt sich mit den Methoden juristischer Auslegung nicht präzis aufdecken, sondern er muss innerhalb der Grenzen des Begriffs wertend festgelegt werden.»

S’agissant du pouvoir d’appréciation dont jouit le Conseil fédéral dans l’application de cette notion, le prof. Kälin s’exprime par ailleurs comme suit (page 28): «Im Fall des Begriffes ‹gefährliche Spannung› ist dem Bundesrat zuzugestehen, dass sich das Kriterium der Gefährlichkeit nicht qualifizieren lässt und ihm in diesem Bereich ein grosser Beurteilungsspielraum zukommt. Soweit Kriterien, wie z. B. jenes der geographischen Nähe zu Kriegsgebieten, für die Beurteilung auf der Hand liegen, müssen sie aber beigezogen werden. Dies bedeutet nicht, dass sie mechanisch Anwendung finden. Das Gebot der rechtsgleichen Behandlung der Gesuchsteller verlangt aber, dass dieses Kriterium, wenn es im einen Fall Anwendung gefunden hat, im anderen Fall nur dann vernachlässigt werden darf, wenn dafür sachliche Gründe sprechen.»

Dans le cas particulier, la question de l’existence d’éventuelles tensions dangereuses ne se pose qu’en relation avec la situation régnant dans le sud-est de la Turquie. (Lors de sa séance du 24 octobre dernier, le Conseil fédéral est arrivé à la conclusion que l’invasion du Koweït par l’Irak n’avait pas provoqué, entre ce dernier et la Turquie, de tensions dangereuses au sens de l’art. 11 LMG.) Jusqu’à maintenant, le Conseil fédéral a toujours affirmé que la situation prévalant dans le sud-est du pays ne devait pas être considérée comme génératrice de tensions dangereuses au sens de la loi (cf. les interventions parlementaires mentionnées dans la note de discussion du DMF du 6.9.90).6 Bien que cette situation soit préoccupante, ainsi que le relève le DFAE dans son co-rapport,7 on peut motiver la décision du Conseil fédéral par le fait que la situation n’est pas si grave que l’on doive parler de «tensions dangereuses».

On peut cependant se demander si la Turquie elle-même n’a pas implicitement reconnu l’existence de tensions dangereuses, en décidant de suspendre certaines des garanties consacrés par la Convention européenne des droits de l’homme. Compte tenu de l’amélioration que l’on observe par ailleurs, la question ne doit pas nécessairement être tranchée par l’affirmative. Il faut en effet relever que cette décision de la Turquie – qui a par définition un caractère provisoire – s’inscrit dans un mécanisme lui-même prévu par la Convention. La Turquie reste par ailleurs membre du Conseil de l’Europe, et la question de son exclusion, ainsi que certains États-membres l’avaient envisagé en 19838 avant le retour au pouvoir d’un gouvernement civil, n’est pas à l’ordre du jour actuellement. Enfin, la suspension par la Turquie de certaines des garanties reconnues par la Convention européenne des droits de l’homme est sans effet sur les obligations que la Turquie assume en vertu de la Convention européenne pour la prévention de la torture.

B.

L’art. 11 al. 2 lit. b dispose qu’aucune autorisation d’exporter ne sera délivrée «s’il appert que des livraisons de matériel de guerre à un pays donné risquent de compromettre les efforts de la Confédération dans le domaine des relations internationales, notamment en ce qui concerne le respect de la dignité humaine (...).» Sur le sens de cette disposition, le prof. Kälin s’exprime comme suit (page 43): «Die Entstehungsgeschichte der Bestimmung zeigt deutlich, dass die Räte es abgelehnt haben, die Kriterien von lit. b in dem Sinn zu verstehen, dass generell die Ausfuhr von Kriegsmaterial in Länder zu verweigern sei, in welchen in irgendeiner Weise die Menschenwürde missachtet wird (...). Konzeptionell ruht lit. b auf dem Gedanken, dass Waffenlieferungen dort verweigert werden sollen, wo sie mit aussenpolitischen Bestrebungen der Schweiz kollidieren, d. h. den Zielen widersprechen, welche unser Land namentlich mit seiner Menschenrechtspolitik verfolgt.»

Ainsi que le DFAE l’expose en détails dans son co-rapport, la situation dans le sud-est de la Turquie, sur le plan des droits de l’homme, est actuellement tout sauf satisfaisante.9 Dans le cadre de la motivation de la décision du Conseil fédéral, il est cependant possible d’argumenter en disant que, malgré cette aggravation régionale, la situation globale des droits de l’homme s’est, de manière générale, améliorée en Turquie.

C.

Il est en outre important de relever, bien que cet argument ne soit pas à lui seul décisif, que le matériel de guerre dont il est question ici10 est par nature impropre à être engagé dans le sud-est du pays et ne l’a pas été jusqu’à aujourd’hui. Les services de renseignement du DMF l’ont confirmé. Par lettre du 25 octobre 1990,11 Oerlikon-Bührle a par ailleurs déclaré qu’ils retiraient la demande portant sur 20 canons de 25 mm destinés à des véhicules blindés d’accompagnement. (Ces canons seront livrés à partir d’un filiale que l’entreprise possède à l’étranger.)

Si, contre toute attente, les autorités turques devaient utiliser pour la répression de la minorité kurde12 du matériel de guerre qui leur a été livré depuis la Suisse, alors il conviendrait de refuser aussitôt toute nouvelle autorisation d’exportation.

1
CH-BAR#E1004.1#1000/9#1002* (4.10prov.). Cette proposition du DFAE et du DMF du 5 novembre 1990 est signée par le Chef du DFAE, le Conseiller fédéral René Felber, et le Chef du DMF, le Conseiller fédéral Kaspar Villiger. Elle est adoptée par le Conseil fédéral lors de la séance du 14 novembre, cf. le PVCF No 2372, facsimilé dodis.ch/54975. Auparavant, la question avait été débattue lors de la 33ème séance du Conseil fédéral du 24 octobre 1990, cf. le PVCF de décision II du 29 octobre 1990, dodis.ch/54938.
2
Cf. le PVCF de décision II de la 33ème séance du Conseil fédéral du 24 octobre 1990, dodis.ch/54938.
3
Loi fédérale sur le matériel de guerre du 30 juin 1972, RO, 1973, pp. 107–113.
4
Cf. dodis.ch/56947.
5
Sur l’inspection de la Commission de gestion du Conseil national concernant les exportations de matériel de guerre, cf. dodis.ch/56237.
6
Cf. le facsimilé dodis.ch/54975, annexe 2.
7
Cf. le facsimilé dodis.ch/54975, annexe 5.
8
Cf. le facsimilé dodis.ch/54975, annexe 3.
9
Cf. le facsimilé dodis.ch/54975, annexe 4 et annexe 5, points 1 et 2.
10
Pour plus de détails sur le matériel de guerre en question, cf. le télégramme de l’Ambassade de Suisse à Ankara à la Division politique II du DFAE, dodis.ch/54974 et le facsimilé dodis.ch/54975, annexe 2.
11
Cf. dodis.ch/56945.
12
Sur la répression de la minorité kurde en Turquie, cf. la notice de la Division politique I du DFAE de juillet 1990, dodis.ch/56691.