Un jeune étudiant2 de 18 ans a été tué la semaine dernière à Rio alors qu'une vingtaine de policiers cherchaient à disperser des étudiants qui se réunissaient pour protester contre le mauvais fonctionnement de leur restaurant. Comme vous l'aurez certainement lu dans la presse, cet incident a provoqué une série de manifestations de rue qui ont coûté la vie à deux autres personnes, un étudiant et un ouvrier; les blessés sont nombreux; à l'heure actuelle, près de deux cents manifestants sont encore détenus. Dans presque toutes les capitales des États du Brésil les étudiants ont témoigné de leur solidarité; partout, sauf à Sao Paulo, ils se sont heurtés à la police; à Goiania, on déplore un mort.
La presse locale donne à ces événements les interprétations les plus fantaisistes, les explications les plus curieuses; un journal, très gouvernemental, accuse même le délégation commerciale soviétique, qui est ici depuis deux semaines, d'être à l'origine de ces troubles! Un fait est certain; la police de Rio et du Brésil en général est composée d'éléments douteux; son salaire est très insuffisant; on compte même parmi elle des criminels. Dans l'État de Guanabara en tout cas, elle est mal encadrée, mal entraînée et s'est révélée, ces derniers jours, incapable de faire régner l'ordre. Le gouverneur de l'État3 dispose pourtant de 10'000 hommes et d'un équipement technique plus ou moins convenable (camionettes, jeeps, etc.), alors que la démonstration la plus importante, à l'occasion de l'enterrement du premier étudiant tué, ne réunissait pas plus de 10'000 personnes.
L'éducation est peut-être le problème le plus grave qui se pose au Brésil; aucun gouvernement fédéral ne s'est vraiment donné la peine d'essayer de le résoudre. Depuis la révolution4, tous les titulaires du ministère de l'éducation furent soit des incapables, soit des ambitieux, généralement les deux à la fois. Lacerda5 a créé une quantité d'écoles à Rio même, mais elles manquent de professeurs et d'instituteurs; les locaux sont souvent désuets; nombre d'enseignants n'apparaissent pas à leurs cours, ce qui est évidemment un triste exemple pour leurs élèves, eux-mêmes déjà plus tentés par la plage que par les études.
Il est certain que des agitateurs professionnels anarchisants ont organisé les manifestations d'étudiants qui se sont déroulées au Brésil depuis 1964. La version officielle, qui apparaît à la lecture des journaux gouvernementaux, est que les dernières démonstrations de rue ont été soigneusement préparées; la tactique des étudiants aurait été excellente (groupes extrêmement mobiles, se déplaçant d'un point à l'autre du centre de la ville, mots d'ordre et lieux de rassemblement donnés par des agents de liaison, etc.). Plusieurs observateurs pensent cependant que cette presse exagère fortement, certainement dans le but de trouver une excuse à l'inefficacité de la police.
En outre des éléments perturbateurs, comme on en trouve dans toutes les grandes villes et particulièrement à Rio (favelas), toujours à l'affût d'une occasion de vol ou de pillage, ont également joué dans les derniers événements un rôle malheureusement assez important (les dégâts sont cependant relativement bénins, quelques voitures retournées et endommagées, des vitrines de magasins et d'entreprises brisées, entre autres celles de la Swissair).
Le président de la république6, dès qu'il a eu connaissance de ce qui se passait (il était à Brasilia et s'apprêtait à partir pour Porto Alegre où il est actuellement), a déclaré que l'ordre serait maintenu à tout prix. Au plus fort des manifestations, le 1er avril au soir, le gouverneur de l'État de Guanabara, peut-être sous la pression des autorités fédérales et de certains militaires, a fait appel au ministre de la justice7, responsable de la sécurité; celui-ci enjoignit au commandant de la première armée8 d'envoyer des troupes pour rétablir l'ordre à Rio; lorsqu'elles intervinrent quelques heures plus tard, le calme était pratiquement revenu. Mille deux cents hommes, appartenant à l'armée de terre, aux fusiliers marins et à l'aviation, accompagnés de chars blindés, s'installèrent aux endroits stratégiques de la ville. La police de l'État a passé sous le commandement du chef de la première armée. Reprise ainsi en main, la police s'est montrée énergique, brutale même hier lorsque la cavalerie dispersa, à la sortie de plusieurs églises, les personnes qui avaient assisté à la messe célébrée à la mémoire du premier étudiant tué la semaine dernière.
Il est difficile de tirer des conclusions politiques de ces événements dont il ne faut pas d'ailleurs exagérer l'importance. Les étudiants sont traditionellement et partout anticonformistes. Au Brésil, ils sont mécontents de leur sort; les différents comités qu'ils ont formés – ils sont ou de gauche ou chrétiens-sociaux – n'ont, semble-t-il, aucune relation avec les leaders politiques classiques, qu'ils soient de l'ARENA9 ou du MDB10, ce qui explique que les dernières manifestations aient pris une allure nettement anarchique. Les observateurs pensent que la lune de miel entre le président de la république et l'opinion publique en général est terminée11; les diverses tentatives de démocratisation seront vraisemblablement remises à plus tard. On s'attend à ce que les membres les plus nationalistes, les plus durs du gouvernement et des forces armées gagnent en influence.
Quant à Carlos Lacerda, il a naturellement profité de ces démonstrations pour attaquer, dans un pamphlet, le gouvernement et l'armée – injustement en ce qui concerne cette dernière car elle ne porte aucune responsabilité dans les morts que l'on déplore. Mais prudent cependant, il se serait abstenu, dit-on, de tout contact direct avec les étudiants.