Je me suis efforcé, au cours de ces trois longues semaines où nous avons assisté tant à une flambée de violence qu'à une paralysie progressive de presque toutes les activités économiques du pays, de vous tenir au courant des événements les plus saillants et de vous rapporter les avis d'hommes généralement bien informés sur la situation2. Aujourd'hui, je vais tenter très brièvement de vous fournir les premiers éléments d'une analyse. Tous les observateurs admettent qu'ils ont été surpris par la rapidité avec laquelle les événements se sont enchaînés et par leur ampleur. Aucun n'avait prévu qu'en si peu de temps un édifice, que beaucoup croyaient solide, allait montrer des signes évidents de décrépitude, de détérioration, et qu'on assisterait même vers fin mai à une apparente vacance du Pouvoir.
Il n'est guère étonnant qu'une politique axée sur le prestige et la grandeur par un homme3 dont l'intérêt se portait presque exclusivement sur la politique étrangère, ait conduit ce dernier à sous-estimer ce qu'il a souvent appelé dédaigneusement «l'intendance». Il est de fait qu'on a par trop négligé, ou retardé la modernisation d'un équipement vieilli, d'apporter des modifications indispensables à des structures dépassées, de penser davantage aux besoins matériels de la nation qu'à son rayonnement dans le monde. Mais cette constatation à elle seule n'explique qu'en partie le déferlement de violence auquel nous avons assisté. Les révoltes d'étudiants se seraient certainement produites en tout état de cause puisque ce que nous avons vécu à Paris s'est également passé dans d'autres capitales et pourrait même faire tache d'huile demain dans des pays qui se croient à l'abri, à tort ou à raison, des soulèvements estudiantins. Mais, en France, ces révoltes se sont transformées en une grave crise nationale qui a mis en question la plus haute autorité du pays. Un des défauts du Régime a fait que l'étiolement progressif de tous les organismes, allant des partis aux syndicats et aux corps officiels, et cela à tous les échelons, a abouti à une certaine mise hors circuit des corps intermédiaires ou du moins à la diminution de leur importance, et n'a laissé place entre le peuple, d'une part, et le Pouvoir, de l'autre, à aucune soupape de sûreté. Ainsi les Communes ont perdu de leur importance, les Maires ont vu leur audience réduite, le Parlement s'est vu privé d'une partie de son influence, les Ministres sont devenus de grands commis. Il était clair dans ces conditions qu'à défaut d'intermédiaires l'affrontement ne pouvait se produire que directement entre, d'une part, la masse des mécontents, des aigris, des moins favorisés et, d'autre part, la plus haute autorité du pays ou quelques fois ses représentants directs en province, les superpréfets (voir les bagarres violentes de Nantes et de Lyon4 par exemple). L'explosion ne pouvait donc que se produire.
Les hésitations du Pouvoir à la répression, trop brutale au début, puis s'adoucissant subitement pour aller jusqu'à une amnistie générale des actes commis, et enfin reprenant en force la situation en main, n'ont guère facilité l'apaisement. La grande apathie de la population devant les manifestations de masse, les silences du Gouvernement, la paralysie du pays et finalement l'absence pendant toute une journée du Chef de l'État5, parti sans crier gare tâter le pouls de l'Armée, expliquent les palinodies du parti communiste et de la CGT6, les cris de victoire lancés trop tôt et dans un climat d'illégalité par MM. Mitterrand7 et Mendès-France8. Il faut mentionner aussi l'annonce d'un référendum ayant tous les caractères d'un plébiscite, qui n'a fait que hérisser l'opinion publique. Ce n'est que tardivement et non sans peine que le Chef de l'État s'est décidé à dissoudre l'Assemblée et finalement à octroyer ce que tous les partis avaient demandé: de nouvelles élections, non sans toutefois assortir cette annonce d'une série de menaces inutiles. Les partis ont alors retrouvé une atmosphère plus normale à leurs yeux. Les syndicats ont abandonné la plate-forme politique qu'ils avaient temporairement adoptée et, acceptant avec les partis l'affrontement dans de nouvelles élections, se sont concentrés sur des revendications de caractère social mais permettant ainsi de mettre à exécution les accords dits du Châtelet9, dont il est bien difficile à ce stade de fixer le prix à payer. La vie économique se rétablissant peu à peu, on peut espérer que les élections pourront se tenir aux dates fixées10. Le parti communiste et la CGT semblent avoir plus ou moins réussi à canaliser leurs troupes échauffées par de mauvais bergers, issus entre autres de ce que l'on a appelé les «enragés de Nanterre»11 et qui, pour l'instant tout au moins, restent étrangement silencieux. Mais les observateurs se refusent à dire à l'avance si, un jour ou l'autre, des «groupuscules gauchistes» (comme les appelle le parti communiste) ne voudront pas, dans le sillage d'étudiants extrémistes ou de certains d'entre eux déçus par le tour pris par les événements, tenter d'enflammer à nouveau une situation à l'équilibre encore précaire.
Il est vain de faire des pronostics, mais la tendance à la bipolarisation à laquelle semble appeler le discours du Général de Gaulle, renferme en germe, par ses possibilités d'affrontement, des dangers pour l'avenir. On peut regretter qu'il n'ait pas été possible de trouver une formule qui, dans le cadre de l'élargissement de la majorité, aurait permis, au sein d'une union nationale retrouvée, de rassembler ceux qui estiment à juste titre qu'il y a des réformes profondes à apporter à l'état actuel des choses, des structures à modifier et des conceptions à revoir, mais qui croient également qu'il est vain de vouloir, comme certains le souhaitent, tout démolir avant même de savoir ce que l'on peut reconstruire à la place. Ce sentiment de vouloir échapper à une bipolarisation, c'est apparemment à quoi répond une déclaration que M. Gaston Defferre, Président du Groupe SFIO12, a formulée au moment où ce rapport est rédigé, en disant qu'entre Gaullistes et Communistes il existe une troisième voie. Cette suggestion a provoqué une riposte immédiate de «L'Humanité», car le parti communiste entend maintenir intact le front de la gauche.