dodis.ch/48719Le Directeur de l'Office fédéral de l'industrie, des arts et métiers et du travail, J. P. Bonny, au Chef du Département de l'économie publique, E. Brugger1

Charte sociale européenne/ratification

Pour éviter toute manœuvre de surprise, je crois utile d'attirer dès maintenant votre attention sur le problème de la ratification2 de la Charte sociale du Conseil de l'Europe bien que l'affaire n'ait pas encore atteint le stade de la grande procédure de co-rapport. Voici en bref de quoi il s'agit:

1. La Charte sociale européenne constitue le pendant, sur le plan social, de la Convention européenne des droits de l'homme. C'est donc un des instruments les plus importants adoptés par le Conseil de l'Europe.

2. À la suite de diverses initiatives (dont un postulat Muheim3), le Département politique fédéral (DPF) a entrepris des études dès 1973 au sujet des possibilités de ratifier la Charte. Le 26 mars 19764, il a adressé une proposition au Conseil fédéral en vue

  • - d'être autorisé à signer la Charte sociale
  • - d'être chargé de préparer un message aux fins de la ratification de la Charte.

3. Dans le co-rapport de notre département du 12 avril 19765, vous avez souscrit à la proposition de signer la Charte. En revanche, vous avez relevé qu'il subsistait des divergences entre notre législation et la Charte en ce qui concerne l'assurance-chômage. Pour cette raison, vous avez appuyé en ces termes les réserves faites par le Département de l'Interieur à propos de la ratification:

«Aus diesem Grund schliessen wir uns dem Antrag des EDI (Mitbericht vom 7. April 19766, Ziff. 1) an, wonach mit der Ausarbeitung der Ratifizierungsbotschaft bis zum ‹gegebenen Zeitpunkt› zuzuwarten ist, das heisst: bis die Voraussetzungen auf dem Gebiet der Arbeitslosenversicherung und allfällige weitere Voraussetzungen erfüllt sind.».

4. Dans son rapport complémentaire du 22 avril 19767, le DPF a proposé un nouveau texte, dans lequel l'expression «le moment venu» («zum gegebenen Zeitpunkt»), dont le Département de l'Intérieur et vous-même aviez demandé l'insertion, était remplacée par «dans le meilleur délai». Voici ce texte:

«Le Département politique est chargé, dans le meilleur délai possible, de préparer, en collaboration avec les autres départements intéressés, un message aux Chambres fédérales en vue de la ratification de ce traité.».

5. Le 26 avril 19768, le Conseil fédéral a pris sa décision:

  • - Il a chargé le DPF de signer la Charte conformément à la proposition.
  • - En ce qui concerne la ratification, il a en revanche adopté (pour des raisons que j'ignore) un texte qui s'écarte de la dernière proposition du DPF et ne tient pas compte, me semble-t-il, des réserves faites par le Département de l'Intérieur et par le nôtre. Ce texte est le suivant:

    «Le département politique est chargé de préparer, en collaboration avec les autres départements intéressés et en tenant compte des modifications résultant de la procédure de co-rapport, un message aux Chambres fédérales en vue de la ratification de ce traité.».

6. À la suite de cette décision, M. le Conseiller fédéral Graber a signé la Charte sociale le 6 mai 19769.

7. Sur la base de la même décision, le DPF a immédiatement entrepris la préparation du message en vue de la ratification. Il a soumis un premier avant-projet aux services fédéraux intéressés le 24 janvier 197710, puis un projet remanié le 10 mars. Enfin il a convoqué une réunion le 24 mars11 pour discuter le projet remanié. Cette dernière réunion, à laquelle j'ai participé, n'a pas permis de réduire les divergences d'opinion qui subsistaient, en particulier, entre le DPF et notre office (assurance-chômage). J'imagine, dans ces conditions, que le DPF maintiendra son projet du 10 mars sans grands changements et que nous devrons faire valoir nos objections à l'occasion de la grande procédure de co-rapport.

8. Pour épargner votre temps, je bornerai ici mes remarques aux difficultés que la ratification de la Charte sociale soulève dans deux domaines: droit de grève et assurance-chômage.

9. Aux termes de l'article 6, paragraphe 4, de la Charte, les pays qui ratifient cette disposition doivent notamment reconnaître le droit de grève12. L'annexe à la Charte – en liaison avec l'article 31 – leur permet cependant d'apporter certaines restrictions à ce droit.

Le Comité d'experts indépendants – l'un des deux organes chargés de contrôler l'application de la Charte – est d'avis que le droit de grève prévu à l'article 6 vise également les fonctionnaires; les pays qui acceptent cette disposition peuvent interdire la grève à certaines catégories de fonctionnaires, mais non à l'ensemble de ceux-ci. Un seul membre du Comité d'experts – M. Zanetti, Suisse – s'est opposé à cette conception.

Considérant cette difficulté, le DPF propose, dans son projet de message, d'accompagner la ratification d'une déclaration interprétative indiquant que «l'acceptation de l'article 6, paragraphe 4, n'affecte pas» les dispositions fédérales et cantonales qui interdisent aux agents de la fonction publique de recourir à la grève.

Il convient de préciser que la République fédérale d'Allemagne avait également présenté une déclaration de ce genre avant de ratifier la Charte. Or le Comité d'experts a estimé que cette déclaration «ne saurait valoir en tant que réserve limitant la portée de l'acceptation par la République fédérale des engagements de la Charte, car la structure même de celle-ci ... implique nécessairement que l'acceptation d'un paragraphe porte sur l'ensemble des engagements de celui-ci, sans possibilité d'écarter, par voie de réserve ou autrement, une partie desdits engagements.».

Il est donc clair dès aujourd'hui que le Comité d'experts indépendants – à moins d'un revirement d'opinion très improbable – n'accordera aucune valeur à la déclaration interprétative de la Suisse et nous reprochera de ne pas observer l'article 6, paragraphe 4, de la Charte.

Bien entendu, ce comité n'a pas de moyens de contrainte à sa disposition. Il peut seulement proposer au Comité des Ministres (organe suprême) du Conseil de l'Europe d'adresser des recommandations aux gouvernements des pays fautifs pour les engager à corriger la situation. Jusqu'à ce jour, le Comité des Ministres a refusé d'endosser de telles recommandations. Il n'en reste pas moins qu'en acceptant l'article 6 de la Charte, nous saurons d'avance que nous l'interprétons à l'encontre de la pratique du Comité d'experts indépendants.

10. Pour l'article 12, paragraphe 4, de la Charte, qui traite de la sécurité sociale, la difficulté est plus grande encore. On peut même parler d'empêchement plutôt que de difficulté.

L'alinéa a) de ce paragraphe réclame l'égalité de traitement entre étrangers et nationaux. Or même avec notre nouvelle réglementation, il subsistera quelques légères inégalités de traitement en matière d'assurance-chômage13.

L'alinéa b) exige l'octroi, le maintien et le rétablissement des droits à la sécurité sociale par des moyens tels que la totalisation des périodes d'assurance ou d'emploi. Pour l'assurance-chômage, nous ne pouvons pas accepter cette totalisation (c'est-à-dire la prise en compte des périodes d'emploi accomplies à l'étranger) et nous pouvons encore moins accepter le seul autre moyen disponible, qui serait de renoncer, pour les étrangers, à la condition qu'ils aient accompli 150 jours d'emploi durant les 365 jours précédant la mise au chômage. Nous ne pouvons donc souscrire en aucune manière à l'article 12, paragraphe 4, de la Charte.

11. Les difficultés signalées plus haut à propos des articles 6 (droit de grève) et 12 (assurance-chômage) ont une importance décisive en ce sens que, pour pouvoir ratifier la Charte, nous devons accepter intégralement ces deux articles. Autrement dit, le simple refus du paragraphe 4 de l'article 12 rend la ratification impossible. C'est pourquoi la question de l'assurance-chômage est devenue le point névralgique de toute l'affaire.

12. Ce qui m'inquiète avant tout, c'est que le DPF paraît vouloir la ratification au plus vite et à tout prix14. Le projet de message, rédigé à la hâte et maladroitement, masque ou minimise les difficultés et s'appuie sur des arguments souvent contestables, voire inacceptables. Dans la lettre15 par laquelle il a soumis ce projet aux administrations intéressées, le Service du Conseil de l'Europe priait ces administrations de ne pas se prononcer sur la question de la ratification elle-même, cette question étant purement politique et par conséquent réservée à la décision du Conseil fédéral. Il est dès lors intéressant de constater que l'Ambassadeur Hegner, lors de la réunion du 24 mars qu'il présidait, a recouru lui-même à un argument politique parce qu'il ne trouvait plus d'arguments juridiques valables à opposer à nos objections. Il a en effet insisté sur le fait que la Suisse était un des seuls pays membres du Conseil de l'Europe à n'avoir pas encore ratifié la Charte, sur la mauvaise impression que cela pouvait produire à l'étranger, etc. Cet argument, dont on peut supposer que M. le Conseiller fédéral Graber se servira également pour enlever la décision au sein du Conseil fédéral, soulève notamment deux questions. La première est de savoir si un pays rehausse vraiment son prestige international en ratifiant un traité qu'il sait d'avance ne pas pouvoir respecter pleinement. En second lieu, il convient de tenir compte que la Suisse, en tant qu'État fédératif, rencontre évidemment plus de difficultés qu'un État centralisé lorsqu'il s'agit d'accepter un acte tel que la Charte sociale. Le DPF a reconnu lui-même qu'il avait évité autant que possible de proposer l'acceptation de dispositions qui touchent des matières relevant des compétences cantonales. Cela restreint nos possibilités de ratification et explique en bonne partie pourquoi nous nous trouvons parmi les quelques pays qui n'ont pas encore ratifié la Charte. 

13. Du moment que nous avons passé au plan politique, j'aimerais relever pour terminer que le moment paraît très peu opportun pour proposer une ratification accélérée de la Charte sociale. Les Chambres fédérales ont mal digéré les ennuis que la Convention des droits de l'homme nous a causés dans le secteur de la discipline militaire16 (arrêt du Tribunal fédéral, arrêté urgent). Elles sont sensibilisées à l'égard de ratifications hasardeuses. J'ai fait allusion à cet aspect de la question lors de la réunion du 24 mars. M. Hegner, qui avait sans doute des instructions très précises, a fait en sorte d'éviter une discussion sur ces aspects politiques en rappelant que nous n'avions à nous prononcer que sur les questions juridiques et techniques!

1
Notice: CH-BAR#E7001C#1989/59#678* (2520.02).
2
Cf. aussi la notice de M. von Grünigen à la Division politique I du Département politique du 16 juin 1978, dodis.ch/48580.
3
Cf. Bull. of. CN, 1977, pp. 304–306.
4
DDS, vol. 27, doc. 17, dodis.ch/48718.
5
Pour le co-rapport du Département de l'économie publique du 12 avril 1976, cf. le PVCF No 737 du 28 avril 1976, dodis.ch/48718.
6
Pour le co-rapport du Département de l'intérieur du 7 avril 1976, cf. le PVCF No 737 du 28 avril 1976, dodis.ch/48718.
7
Pour le rapport complémentaire du Département politique du 22 avril 1976, cf. le PVCF No 737 du 28 avril 1976, dodis.ch/48718.
8
Le Conseil fédéral a pris la décision le 28 et non le 26 avril 1976, cf. le PVCF No 737 du 28 avril 1976, dodis.ch/48718.
9
Cf. la notice de Y. Moret à la Direction du droit international public du Département politique du 10 mai 1976, dodis.ch/48551.
10
Circulaire de A. Hegner du 24 janvier 1977, dodis.ch/52405. Pour le projet du message, cf. doss. CH-BAR#E2003A#1990/3#136* (o.121.311.2).
11
Cf. la notice de Y. Moret du 23 mars 1977, dodis.ch/48553 et la notice de A.-L. Vallon à P. Graber du 12 avril 1977, dodis.ch/52400.
12
Cf. la notice de A.-L. Vallon à A. Hegner du 8 août 1977, dodis.ch/48760.
13
Cf. la lettre de A.-L. Vallon à H. Wiebringhaus du 21 juillet 1976, dodis.ch/48552.
14
Cf. aussi la notice de J.-P. Bonny à E. Brugger du 27 juillet 1977, dodis.ch/48549.
15
Cf. note 10.
16
Cf. DDS, vol. 27, doc. 61, dodis.ch/48720.