dodis.ch/48456Rapport de la Cheffe de la délégation suisse de hauts fonctionnaires, F. Pometta1

Catastrophe de Seveso

Confidentiel

Comme suite à la décision du Conseil fédéral du 1er septembre 19762, la délégation a eu le 8 septembre à Milan des entretiens3 avec des représentants de la junte de la Région lombarde, principalement avec le président de cette dernière, M. Golfari (D.C.), et les assesseurs à la santé publique4 et aux services sociaux5.

La délégation suisse a précisé dès le début que le but de sa mission était exploratoire et qu'elle ne pouvait en aucun cas préjuger les décisions du Conseil fédéral6. Celui-ci avait voulu marquer sa sympathie et celle du peuple suisse envers une population amie et voisine de la Suisse, touchée par une catastrophe d'un type nouveau. La délégation n'avait pas le mandat de se substituer à Hoffmann-La Roche ou à Givaudan dans leurs rapports avec les autorités italiennes ou d'assumer des responsabilités leur incombant.

Le but de la délégation était d'examiner d'entente avec les autorités lombardes les formes concrètes que pourrait prendre l'offre de coopération (terme préférable à celui d'aide) de la Suisse.

Les représentants de la junte ont dressé un tableau complet des mesures de tout ordre qu'elles ont dû prendre à Seveso. Mille personnes environ ont dû quitter définitivement la zone A. Dans la zone B, 4280 habitants ont la permission de passer la nuit dans leur maison, mais non d'y vivre de jour ou d'y travailler. Les écoles notamment sont inutilisables.

Il a fallu faire face aux innombrables problèmes sociaux, économiques, médicaux que posaient ces évacuations, procéder à la destruction de la végétation et à l'extermination de quelque 80'000 animaux, etc.

Outre les difficultés matérielles, les difficultés psychologiques ont joué un très grand rôle, car il fallait imposer à une population inconsciente du danger, des mesures draconiennes dans une région apparemment indemne.

Les entretiens de Milan n'ont apporté que peu d'éléments nouveaux sur l'ampleur de la catastrophe de Seveso. La junte déplore certes le retard d'une dizaine de jours qui a précédé les premières mesures, mais c'est un organe politique qui n'est guère enclin à dévoiler les fautes ou les insuffisances éventuelles de son administration.

Restent les problèmes insolubles au point de vue technique ou matériel et devant lesquels les autorités lombardes avouent leur impuissance. Il s'agit principalement de la décontamination du terrain7 (destruction par le feu de 140'000 tonnes de terre à une température de 1200 degrés).

Si les problèmes immédiats de santé publique sont en partie résolus, on ignore tout en revanche des effets à long terme de la dioxine sur l'organisme8. On craint des effets mutagènes, cancérigènes, tératogènes, etc. Il est possible aussi que la dioxine diminue l'immunité de l'organisme contre les maladies.

Les discussions ont porté ensuite sur les formes possibles de coopération avec la Suisse.

Vu la nature de la catastrophe et ses origines, l'aide humanitaire de type classique est exclue. Il en est de même de toutes manifestations de la charité privée (collectes, chaîne du bonheur, etc.).

La Région lombarde ne désire, ni ne demande l'aide matérielle de la Suisse, mais la junte a cependant attiré notre attention sur les problèmes scolaires des zones voisines de la zone sinistrée. Les municipalités doivent construire d'urgence quatre écoles maternelles pour un total de 250 à 300 enfants et deux pouponnières pour 120 bébés. L'industrie italienne n'est pas spécialisée dans ce type de constructions préfabriquées et, en outre, elle est occupée par la reconstruction du Frioul9. L'aide de la Suisse pourrait donc combler une lacune10.

La coopération scientifique et technique11 entre les deux pays répondrait, elle aussi, à des besoins réels, bien qu'elle soit difficile à organiser et ne promette pas de succès immédiats. Elle est souhaitée par M. Golfari. Comme on l'a vu plus haut, ce sont probablement principalement les problèmes multiples et complexes de la décontamination et des effets toxiques de la dioxine sur l'organisme qui pourraient constituer le champ de cette coopération.

La délégation italienne souhaiterait aussi qu'une institution suisse (chambre de commerce, par exemple) organise en Suisse une manifestation de propagande en faveur des produits de la Brianza12. Ceci marquerait la confiance des importateurs et aurait un heureux effet dans d'autres pays. À la suite de la catastrophe, en effet, les exportations de la Brianza ont subi un coup d'arrêt vu la crainte qu'elles inspiraient. Cette demande de la junte ne peut être satisfaite par l'administration fédérale, mais la délégation suisse a promis de la signaler aux milieux intéressés.

Hors séance, mais officiellement cependant, le président Golfari s'est plaint avec une amertume non dissimulée de la difficulté des contacts avec Hoffmann-La Roche et Givaudan. Les deux maisons ont, en effet, confié la défense de leurs intérêts à des avocats italiens qui ont été, jusqu'au 8 septembre en tout cas, les seuls interlocuteurs de la junte. Or ces avocats n'ont que des pouvoirs très limités et se dérobent. La junte voudrait bien entendu commencer à traiter des problèmes de responsabilité civile des deux maisons suisses, mais elle souhaiterait aussi savoir si Hoffmann-La Roche peut ou veut employer la main-d'œuvre d'Icmesa qui va être au chômage dès cet automne. La solution du problème de l'emploi atténuerait le choc psychologique qui a frappé la population de Seveso ainsi que les conséquences économiques de la catastrophe. La junte croit aussi savoir que des recherches sur la toxicité de la dioxine sont entreprises dans les laboratoires d'Hoffmann-La Roche et de Givaudan et des informations à ce sujet lui seraient utiles. La soussignée a répondu à M. Golfari que ses remarques seraient transmises à la direction d'Hoffmann-La Roche dès le retour de la délégation en Suisse.

M. Golfari, qui a refusé l'envoi en Lombardie d'un commissaire du gouvernement, s'est vu finalement attribuer par Rome une délégation de compétences extrêmement étendue dans l'affaire de Seveso. Il a accompli en peu de temps une œuvre considérable. Cela a été pour lui l'occasion de s'affirmer politiquement et aussi de marquer l'indépendance de la Région face au pouvoir central.

Les diverses remarques de M. Golfari au sujet de la Suisse, des investissements suisses en Lombardie, des mass media, etc. ont été transmises directement aux services intéressés, mais il y a lieu néanmoins de souligner le rôle très grand que les facteurs psychologiques et aussi le manque d'informations objectives jouent dans l'affaire de Seveso et dans le différend qui oppose la junte à Hoffmann-La Roche et à Givaudan.

À cet égard, l'offre de coopération du Conseil fédéral et la lettre du Président de la Confédération13 ont eu des effets très positifs. Les représentants de la junte ont marqué clairement leur confiance envers la délégation suisse et les entretiens de Milan ont permis de dissiper des malentendus et de nouer des liens, ténus certes, mais qui pourraient être utiles à l'avenir. Il n'empêche cependant que, malgré la courtoisie et la générosité de l'accueil dont elle a été l'objet, la délégation suisse est revenue à Berne convaincue que le contentieux Hoffmann-La Roche Junte lombarde fait peser sur les relations de la Suisse avec l'Italie14 un danger dont il ne faut pas sous-estimer la portée.

1
Rapport: CH-BAR#E1004.1#1000/9#836*. Le rapport a été accepté sans modifications par le Conseil fédéral, cf. le PVCF No 1757 du 4 octobre 1976, dodis.ch/48456. Copie à A. Weitnauer, O. Huber, à la Division politique I, la Direction des organisations internationales, la Section des missions de secours en cas de catastrophe à l'étranger et à la Section des œuvres d'entraide internationale du Département politique, au Bureau de l'intégration, à la Division du commerce du Département de l'économie publique, au Consulat de Suisse à Milan, à l'Ambassade de Suisse à Rome, à l'Office central de la défense et au Laboratoire de Wimmis du Département militaire, ainsi qu'au Service fédéral de l'hygiène publique du Département de l'intérieur.
2
DDS, vol. 27, doc. 26, dodis.ch/49429.
3
Cf. la notice de J.-P. Perret, R. Ammann et O. Huber du 8 septembre 1976, dodis.ch/50350.
4
V. Rivolta.
5
R. Peruzzotti.
6
Cf. le PVCF No 1757 du 4 octobre 1976, dodis.ch/48456.
7
Annotation dans le texte original: Les autorités lombardes montrent un certain scepticisme quant au succès de la décontamination de la zone par le procédé Givaudan. Selon elles, en Lombardie, l'insolation n'est pas suffisante.
8
Sur la demande d'informations de la Suisse au Viêt Nam sur l'élimination des effets de l'agent orange, cf. la note de P. Barbey au Ministère des Affaires étrangères du Viêt Nam du 20 avril 1978, dodis.ch/50085 et la notice de P. Barbey à la Direction politique du Département politique du 2 juin 1978, dodis.ch/50340.
9
Sur le tremblement de terre du Frioul et l'aide apportée par la Suisse, cf. DDS, vol. 27, doc. 50, dodis.ch/51467, notes 13–15; le PVCF No 1278 du 16 août 1978, dodis.ch/49426, point 11 et le PVCF No 1460 du 25 août 1976, dodis.ch/48155.
10
Sur l'aide de la Suisse à la construction d'écoles maternelles, cf. la lettre de C. Golfari à F. Pometta du 7 octobre 1976, dodis.ch/48158.
11
Cf. le PVCF No 1757 du 4 octobre 1976, dodis.ch/48456.
12
Cf. la lettre de B. Torrione à A. Weitnauer du 29 septembre 1976, dodis.ch/51491.
13
Lettre de R. Gnägi à G. Andreotti du 19 août 1976, dodis.ch/49678. Pour la réponse, cf. la lettre de G. Andreotti à R. Gnägi du 21 août 1976, dodis.ch/49679.
14
Pour une vue d'ensemble des relations entre la Suisse et l'Italie, cf. DDS, vol. 26, doc. 35, dodis.ch/38348; DDS, vol. 27, doc. 53, dodis.ch/37679 et le PVCF No 1278 du 16 août 1978, dodis.ch/49426.