dodis.ch/48037
CONSEIL FÉDÉRAL
Procès-verbal de la séance du 27 avril 19451

921. Entraves à l’activité de la Légation de Suisse au Japon.

Traitement des Suisses établis au Japon et dans les territoires

occupés par ce pays. Atteinte à la personne, à la liberté

et à la propriété des Suisses aux Philippines.

La Légation de Suisse au Japon se trouve de plus en plus dans l’impossibilité d’accomplir normalement sa mission. M. le Ministre Gorgé signale au département politique que selon de nouvelles dispositions du Ministère japonais des Affaires étrangères, il est interdit aux chefs de mission de voyager en automobile, sauf lorsqu’il s’agit de transports urgents dans un hôpital ou si la circulation des trains est entièrement arrêtée. Or, le voyage par chemin de fer de Karuizawa (où se trouvent repliés les bureaux de la Légation) jusqu’à Tokio, qui était en temps normal de quatre heures, est aujourd’hui extrêmement aventureux; il peut durer tout un jour et se prolonger la nuit, de sorte que ce moyen de déplacement ne saurait guère entrer en ligne de compte pour les chefs de mission. Ceux-ci pourraient en outre, en cas de bombardement de la ligne, se trouver pendant plusieurs jours complètement séparés du reste de leur personnel. Ce régime, précise M. Gorgé, est absolument inadmissible; il tend à faire passer les chefs de mission pour des espions aux yeux du public japonais, déjà dangereusement xénophobe. M. Gorgé est convaincu que de telles mesures humiliantes ne sont que le premier pas et que si les autorités fédérales ne réagissent pas, tous les intérêts suisses seront gravement compromis. Il insiste en conséquence pour qu’il soit mis en état d’atteindre librement le Ministère des Affaires étrangères et pour que l’activité de la Légation ne soit pas entravée. Ses protestations, comme celles des autres chefs de mission neutres auprès du gouvernement japonais sont jusqu’ici demeurées vaines2.

Les conditions d’existence des Suisses au Japon donnent lieu aux plus vives préoccupations. Les ressortissants suisses sont en butte à des difficultés qui, en dépit des interventions répétées de la Légation, vont s’accroissant. Ils sont à tout instant exposés aux arrestations arbitraires d’une police méfiante à l’excès et hostile aux étrangers. Sous prétexte de violation possible des lois sur la sécurité du pays, les organes de police se livrent à des visites domiciliaires, procèdent à des arrestations de compatriotes et cherchent de cette façon à obtenir des informations sur leur activité et celle des personnes qu’ils fréquentent. Les personnes appréhendées n’ont, en règle générale, pas la possibilité de communiquer avec la Légation. Une Suissesse fut tenue au secret pendant huit mois, puis relâchée, le principal chef d’accusation à sa charge n’ayant pu être retenu. Le directeur de la maison Siber Hegner à Yokohama fut arrêté les premiers jours de décembre dernier et ses bureaux fouillés, sous l’inculpation d’espionnage; il est encore détenu. M. Gorgé exclut, pour sa part, toute culpabilité. Un autre compatriote, directeur de la maison Liebermann Waelchli à Kobé, appréhendé il y a quelques semaines, est accusé de transactions illégales. Il est difficile d’admettre que ce compatriote, qui avait déjà été détenu au cours de l’été 1944 pour un motif analogue, ait pu commettre un acte l’exposant à une deuxième arrestation.

Des Suisses à Karuizawa reçurent même l’avertissement de ne plus entretenir de rapports avec la Légation, celle-ci étant considérée comme dangereuse du fait qu’elle est informée par radio des événements de guerre. M. le Ministre Gorgé relève que ses administrés, à la merci d’une dénonciation ou d’un simple soupçon, ont perdu tout sentiment de sécurité.

Un compatriote envoyé par la Légation comme délégué à Formose pour y liquider les affaires des consulats américain et britannique a, au mois de juin 1942, trouvé la mort, dans des conditions extrêmement mystérieuses, sur le bateau qui le ramenait au Japon. Tous les efforts de la Légation pour faire la lumière sur cette tragique affaire ont échoué. Les autorités japonaises concluent au suicide, mais ne sont pas en état d’en fournir la preuve. M. Gorgé et tous les amis du défunt rejettent énergiquement cette thèse et ne peuvent s’empêcher de penser que certains organes japonais aient eu des raisons de faire disparaître un témoin gênant.

La Légation rencontre également des difficultés considérables pour la protection des Suisses séjournant dans les territoires de l’archipel indo-malais (Malaisie britannique, Indes néerlandaises orientales, Bornéo) où vivent quelque 400 compatriotes dont environ 120 femmes et 90 enfants. Depuis la fermeture du Consulat à Batavia en juin 1942, M. le Ministre Gorgé n’a plus pu recevoir de rapports circonstanciés sur le sort des Suisses de ces régions, les intéressés n’ayant pas la possibilité de s’exprimer librement et, partant, de faire connaître leur situation exacte. Toutefois, les nouvelles qui purent passer permettent malheureusement de penser que les conditions de vie de ces compatriotes sont des plus tragiques.

Dix-huit arrestations de Suisses à Java et à Sumatra avaient été signalées en octobre dernier à la Légation. Parmi eux se trouvaient le porte-parole de la colonie suisse à Java qui s’occupe, depuis le départ pour Tokio du Consul en 1942, à titre officieux des affaires du Consulat de Suisse à Batavia et dont l’honorabilité ne saurait être suspectée, ainsi que l’agent consulaire suisse à Soerabaja et le correspondant du Consulat à Bandoeng. Dans l’intervalle, et à la suite de représentations énergiques du département politique auprès de la Légation du Japon à Berne, quinze de ces compatriotes furent libérés.

Malgré de pressantes démarches sans cesse répétées, la Légation est sans aucune nouvelle, depuis bientôt deux ans, des ressortissants suisses à Bornéo (25 personnes dont 14 membres de la Mission évangélique de Bâle).

Un missionnaire catholique suisse stationné aux îles Gilbert fut, selon le témoignage d’indigènes, fusillé par des soldats japonais le 6 octobre 1942, en même temps qu’un confrère français, à Mille (îles Marshall), où leur embarcation, emportée par un fort courant, s’était échouée quelques jours auparavant. Les corps des deux religieux, jetés à la mer, furent retrouvés un peu plus tard sur la grève et mis en terre par les indigènes. La fin tragique de ce compatriote a été signalée au département politique par une lettre3 reçue récemment du Consulat de Suisse à Sydney.

D’un rapport4 qui vient de parvenir des Philippines, il ressort que des 18 compatriotes qui perdirent la vie au cours des récentes opérations militaires à Manille, 12 furent tués par des soldats japonais dans des circonstances révoltantes. C’est ainsi qu’un jeune couple et leur enfant de quelques mois furent tués à coups de feu dans leur appartement, puis brûlés avec leur habitation. Un quatrième compatriote subit le même sort. Deux autres, apparemment père et fils, furent pris par les Japonais et tués à coups de grenades. Six compatriotes, dont une famille composée du père, de la mère et d’un enfant de trois ans, de même qu’une Suissesse avec son enfant de neuf ans, furent trouvés morts dans un abri contre avions du Cercle allemand de Manille, avec des centaines d’autres cadavres, selon toute apparence tués par des soldats japonais.

Deux compatriotes ont disparu et sont considérés comme morts, tandis que deux autres, dont un jeune femme mariée à un Américain mais qui avait conservé sa nationalité suisse, avaient été arrêtés par la police militaire japonaise le 25 octobre 1944 déjà, sans que le Consulat eût été autorisé à en informer la Légation à Tokio. On est, depuis lors, sans nouvelles des intéressés.

Vu ces faits, le département politique propose:

1° d’élever une protestation énergique auprès du gouvernement japonais contre ces graves atteintes à la personne et à la propriété de ressortissants suisses;

2° de demander des excuses ainsi que réparation des dommages dans la mesure où cela est encore possible;

3° de demander des assurances que les ressortissants suisses seront, à l’avenir, traités conformément aux usages internationaux et la Légation mise en état d’accomplir sa mission sans entrave.

Pour le cas où la réponse du gouvernement japonais ne serait pas satisfaisante, il propose de faire savoir à ce dernier que le gouvernement suisse ne verrait, à son regret, pas la possibilité de continuer à assurer la protection des intérêts japonais qui lui sont actuellement confiés.

Après échange de vues, le Conseild’adopter les propositions figurant sous chiffres 1, 2 et 3, mais de réserver la question des mesures à prendre au cas où la réponse du gouvernement japonais ne serait pas satisfaisante, l’idée étant que la réaction suisse pourrait, le cas échéant, consister dans l’expulsion des diplomates japonais réfugiés d’Allemagne en Suisse5.

1
E 1004.1 1/456. Absent: Stämpfli.
2
E 2001 (D) 3/402.Sur les arrestations de Suisses au Japon, cf. E 2001 (D) 3/156-157.
3
E 2001 (D) 3/402.
4
Ce rapport est parvenu à Berne par l’intermédiaire de la Légation de Suisse à Washington grâce à des autorisations des autorités américaines.
5
Les mauvais traitements infligés aux Suisses à Manille incitent le Conseil fédéral à adresser une note de protestation au Ministre du Japon à Berne, cf. télégramme du 4 mai 1945 de W. Stucki à la Légation de Suisse à Tokio (E 2801 1967/77/3). Le 12 juin 1945, le Conseil fédéral décide de réclamer au Japon une indemnité globale de un million de francs suisses à titre de réparation pour les Suisses tués par les troupes nippones. Sur cette question, cf. E 2001 (D) 1968/154/395-402.