dodis.ch/47580 Circulaire de la Division Presse et Radio du Département de Justice et Police1

Le Chef du Département fédéral de Justice et Police désire que nous vous fassions part des considérations que voici, inspirées par les événements militaires qui se produisent au sud de notre pays.

En dehors de toute considération relative à la politique de stricte neutralité qui nous est imposée, il est permis de constater que l’Italie, à quelques exceptions près, s’est comportée à l’égard de la Suisse d’une manière bienveillante et amicale2. Il suffit de rappeler le trafic entre le port de Gênes et la Suisse.

Nous ne serions pas fidèles à notre politique de neutralité si nous abandonnions notre attitude correcte au moment où la situation militaire devient plus difficile pour l’Italie.

Nous rappelons à nouveau les instructions dans le recueil des prescriptions (notes 2, 4 et 5)3, selon lesquelles il est interdit de s’exprimer d’une manière offensante ou blessante à l’égard d’armées étrangères, quelles qu’elles soient. Or nous devons malheureusement constater que des journaux suisses ont publié ces derniers temps, sous des titres fort voyants, des communiqués dénigrant l’armée italienne.

Si une certaine propagande s’attache à montrer que les Italiens ne combattent pas en Sicile comme les Allemands, parce qu’ils ne sont pas partisans convaincus de la guerre et n’opposent pas à l’adversaire qui occupe le sol sicilien le même esprit combatif, il ne faut cependant pas que la presse suisse emboîte le pas. Pour nos journaux, la règle invariable doit être de ne rien dire qui soit offensant pour les officiers, sous-officiers ou soldats d’une armée étrangère. Or c’est porter atteinte à l’honneur militaire que d’alléguer que les Italiens se battent moins bravement que les Allemands. Nous vous prions de tenir compte de cette considération - à laquelle vous vous rangerez certainement - et de veiller à ce que certaines façons de s’exprimer, dont on a usé ici et là, ne soient pas employées, ni dans le texte des journaux, ni dans les pancartes servant à la réclame.

La règle de la réserve à observer s’applique aussi, par analogie, à l’appréciation des perspectives politiques qu’ouvre la situation.

La même réserve s’impose à l’égard de l’Allemagne. Alors que la plupart des journaux ont su s’imposer cette mesure, quelques-uns ont pratiqué, ces derniers temps, à l’égard de ce pays une politique de coup d’épingle qui éveille des susceptibilités légitimes. Une telle attitude vis-à-vis d’un pays belligérant qui rencontre des revers n’est pas compatible non seulement avec la neutralité mais même avec la dignité de la presse d’un pays préservé de la guerre4.

Dans le même ordre d’idées, nous tenons à signaler que les manifestations de sympathie qui ont eu lieu lors de l’ensevelissement des aviateurs anglais sont non seulement contraires à la neutralité mais encore de nature à diminuer sensiblement la valeur de nos protestations à Londres5. Lorsque notre défense contre avions réussit, pour une fois, à faire respecter notre droit, il ne faut pas que la protestation énergique de notre pays contre la violation de son espace aérien soit rendue inopérante par des manifestations de sympathie aussi peu discrètes à l’égard de l’Etat qui est l’auteur de cette violation. Nous ne manquerons jamais de rendre à un aviateur tombé tous les honneurs militaires auxquels il a droit et de marquer notre respect à celui qui est mort sous les armes. Les honneurs militaires ne doivent cependant pas donner l’occasion de manifester des sympathies d’une manière ostensible, ce qui, qu’on le veuille ou non, produit des effets qui n’ont rien à voir avec l’accomplissement d’un devoir strictement militaire. Nous vous prions de tenir également compte de ces remarques.

1
E 2001 (D) 3/328. Signée par le Colonel F. Iselin, cette circulaire est adressée aux rédactions des journaux suisses, aux agences suisses de presse et aux chefs de presse des arrondissements territoriaux.
2
Sur la politique de neutralité et les relations avec l’Allemagne et l’Italie, cf. l’exposé prononcé le 8 avril 1943 devant des journalistes par le Chef du DPF qui retourne au DJP le sténogramme corrigé le 15 juin 1943 (E 4450/7076). Pilet-Golaz caractérise notamment la situation extrêmement complexe de l’Italie. D’ailleurs tout ce qui est italien, à part le sourire ou la gentillesse, est très complexe. Elle est partie pour une guerre de conquêtes. Elle est placée devant une guerre défensive. La guerre de conquêtes n’a jamais été populaire. Ce n’était pas la guerre de l’Italie, en tout cas ce n’était pas la guerre des Italiens. [...] On constate - et je suis bien placé réellement, exceptionnellement bien placé pour le faire grâce aux intérêts étrangers - pour [sic]savoir combien l’atmosphère entre l’Italie et ses ennemis est une atmosphère tout à fait différente de celle qui existe entre l’Allemagne et ses ennemis. Cela tient à ce que l’attitude générale de l’Italie est une attitude, elle aussi, différente. l’Italie reste humaine malgré la guerre. Elle en donne des preuves journalières. [...] Sans vouloir faire injure au chef du Département de Justice et Police qui est à mes côtés, je crois pouvoir dire que le pays où les Juifs sont actuellement les plus heureux, c’est peut-être encore en Italie (Rires). On a pris contre eux de très nombreuses mesures mais on ne les a pas exécutées. C’est peut-être d’ailleurs la sagesse et vous savez ce qui vient de se passer dans la partie de la France occupée par l’Italie. Là aussi certaines brutalités contre les Juifs ont été supprimées, cela on le sait de l’autre côté. On l’apprécie aussi et, je le répète, les problèmes qui se posent, que nous avons quelquefois à résoudre, se résolvent beaucoup plus facilement quand il s’agit de l’Italie que de l’Allemagne. Anglais et Américains n’ont pas de haine contre l’Italie, pas plus que les Italiens ont de la haine vis-à-vis des Anglais et des Américains. Il y a bien le régime, évidemment, et encore! Il n’y a pas de comparaison entre le régime italien, le fascisme, et les réactions qu’il provoque à l’extérieur et le régime allemand, l’hitlérisme. Si bien qu’en ce qui concerne l’Italie, on peut avoir autant de chances d’avoir raison qu’autant de risques de se tromper. On peut aussi bien envisager une évolution politique au moins autant qu’une évolution militaire des événements. Il est probable que les événements militaires influenceront d’ailleurs l’évolution politique. Cette évolution politique sera facilitée par la circonstance qu’en Italie il n’y a pas qu’une seule colonne de la politique, en allemand vous diriez «Trägerin». Il n’y a pas que le fascisme. Il y a la royauté. Il y a l’église, et royauté et église peuvent participer à l’évolution politique au moins autant que le fascisme ne pourrait gêner cette évolution. Ce n’est pas le cas en Allemagne où, là, le régime est maître absolu, maître total, sans qu’il faille en tirer conclusion que la masse soit acquise au régime. Je suis au contraire convaicu que la très grande majorité, très très grande majorité de la masse n’est pas avec le régime. Elle n’a pas gardé l’espoir non plus du début de la guerre rapide et fructueuse. Cet espoir s’est dissipé. [...] Au cours de la discussion qui suit son exposé, Pilet-Golaz déclare que l’Italie se montre extrêmement complaisante à notre égard. Elle nous rend des services incalculables, même pour notre «geistige Landesverteidigung» si je puis m’exprimer ainsi. Quand on songe que les films anglais et américains qui parviennent en Suisse passent par l’Italie, on voit jusqu’où va la compréhension de l’Italie à notre égard. Il insiste sur le souci de ménager nos propres relations avec l’Italie.
3
Cf. E 4450/42.
4
Ce paragraphe a été ajouté à la suite de la consultation du DPFpar le DJP: dans une notice du 24 juillet 1943 pour M. Pilet-Golaz, P. Bonna écrit: Le texte préparé par M. de Steiger me paraît bon. Je crains cependant que la recommandation de ménager l’Italie soit comprise comme une autorisation de ne pas ménager l’Allemagne dans la même mesure. Notre presse a commis ces derniers temps de nombreux écarts de plume qui nous valent, ce matin, une réclamation allemande fort justifiée (E 2001 (D) 3/324). Bonna propose donc d’ajouter ce paragraphe, ce qui est fait à la suite d’un entretien des Conseillers fédéraux Pilet-Golaz et von Steiger.
5
A ce sujet, cf. E 2001 (E) 1967/113/126 et PVCF u 20 juillet 1943, E 1004.1 1/435.