dodis.ch/47567 Le Chef du Département politique, M. Pilet-Golaz, au Chef du Département militaire fédéral, K. Kobelt1

Vous avez eu l’obligeance, il y a quelques jours, de me transmettre une copie de la lettre que le Général vous a adressée le 1er de ce mois2 au sujet des commissions mixtes en Allemagne.

Je vous en remercie. Mais je ne vous cache pas que je ne comprends pas très bien le pourquoi de ce message, ni sa portée exacte. Il me semble qu’il repose sur une interprétation de mes instructions du 31 mars 19433 à mes services qui ne correspond pas tout à fait à la réalité. Je ne m’en étonne pas, l’affaire étant délicate et présentant des côtés assez divers. C’est la raison pour laquelle je crois utile de vous faire part des réflexions ci-après.

Il va sans dire que, sur la question de principe, aucun rapprochement ne pouvait intervenir entre les conceptions exposées, parce qu’il ne s’agit pas là d’une opinion que nous pourrions avoir, ou ne pas avoir, ou modifier librement. Il s’agit d’un point de droit qui échappe à notre compétence, parce qu’il a été réglé en dehors de nous par des dispositions de conventions internationales. Nous pouvons le regretter, nous en féliciter, désirer autre chose: force nous est de nous accommoder de cette situation juridique qui s’impose à nous.

Par contre, il ne vous était pas difficile d’obtenir que les médecins suisses se rendant en Allemagne pour le travail des commissions mixtes obtiennent des passeports diplomatiques: il les ont toujours eus et jamais ils ne leur furent refusés. Ça n’est pas du tout la délivrance comme telle du passeport qui était en cause, c’est sa signification. La possession d’un passeport diplomatique ne confère pas ipso facto ou de jure à son titulaire le caractère d’un agent diplomatique et, par conséquent, le statut international d’un agent diplomatique. Ce statut est indépendant du passeport. Si vous me permettez un exemple pris dans la pratique et que vous connaissez, lorsque M. le Conseiller national Vallottonde Freudenreich4 s’est en allé en Espagne en avril dernier, il fut muni par moi, dûment autorisé que j’étais par le Conseil fédéral, d’un passeport diplomatique. Cela lui valut des facilités de voyage auxquelles il fut très sensible et dont je suis le premier à me réjouir. Mais il va de soi que M. Vallotton n’avait aucune qualité diplomatique quelconque et n’était pas pour cela ni peu ni prou un agent de la Confédération.

En ce qui concerne nos médecins à l’étranger, la possession d’un passeport diplomatique ne peut, que nous le voulions ou que nous ne le voulions pas, leur conférer cette qualité d’agent. Cela ne pourrait résulter que d’autres conditions qui, malheureusement, ne sont pas remplies.

Cela ne signifie pas du tout que, dans toute la mesure de nos moyens, nous ne nous efforcions de faciliter la tâche des commissions mixtes où qu’elles soient. Nous l’avons toujours fait pour toutes, notamment pour celles qui travaillent en Allemagne, et nous continuerons à le faire à l’avenir comme dans le passé. C’est ce qui ressort nettement de nos instructions du 31 mars 1943, page 3, dernière phrase, sous II:

«Il va sans dire que nos autorités n’en doivent pas moins saisir toutes les occasions qui se présentent à elles d’aider les médecins chargés de cette tâche.»

Ce n’est pas sur notre volonté ou notre désir d’aider les commissions médicales mixtes - il est manifeste et constant - que la discussion a porté et semble porter encore. C’est sur la situation juridique de ces commissions. Comme nous l’avons exposé, elles sont autonomes, une fois constituées. Elles sont indépendantes de la puissance protectrice et d’ailleurs souvent formées en dehors de celle-ci, n’ont pas officiellement et juridiquement de compte à lui rendre et d’ailleurs très fréquemment ne le font pas.

Si le moindre doute pouvait subsister à cet égard, il serait immédiatement levé par l’étude détaillée de nos dossiers et de ceux du Comité international de la Croix-Rouge.

C’est d’ailleurs le point qui intéresse M. d’Erlach5 et avec lui le Colonel Brunner. Ces messieurs, en automne dernier, étaient très mécontents de leur activité en Allemagne, parce qu’elle n’entraînait aucun résultat quelconque. Ils constataient qu’ils visitaient des grands blessés, qu’ils les désignaient pour un échange et que l’échange ne s’effectuait pas. Avec le temps, leur position devenait intolérable et ils s’exposaient à des reproches de la part des malades qui avaient conçu des espoirs malheureusement déçus par la suite. Ils se demandaient sérieusement s’ils ne voulaient pas renoncer à leur activité. Ils auraient voulu que je fasse une démarche auprès des Allemands à ce propos. C’est alors que j’ai dû leur expliquer que nous n’avions, nous puissance protectrice, aucune qualité pour cela. Nous n’étions pas la représentante ou la surveillante de la commission mixte, qui ne relève que du gouvernement qui l’a nommée. Or ce gouvernement ce n’est pas le gouvernement suisse.

En outre, ces messieurs auraient voulu provoquer un changement ou une précision des conditions dans lesquelles les grands blessés devaient être choisis pour le rapatriement, à la suite de discussions qu’ils avaient eues en Allemagne. Là encore, nous n’avions pas à agir de notre chef, officiellement du moins, précisément parce que la commission est autonome et que, dans ses relations avec les gouvernements étrangers, elle ne dépend pas de nous. Si l’un ou l’autre des pays en cause n’était plus satisfait des accords bilatéraux conclus conformément à l’article 68 de la Convention de Genève du 27 juillet 1929, il possédait la faculté de proposer des modifications à la partie adverse. Dans le cas particulier, l’Allemagne à l’Angleterre ou l’Angleterre à l’Allemagne. Nous avons même pris soin d’ajouter dans nos instructions du 31 mars 1943 que la puissance protectrice était tout naturellement à disposition pour le faire, bien entendu si elle en était chargée par l’une ou l’autre des parties.

Nous étions obligés de nous montrer très précis et très prudents dans les délimitations de compétence, parce que depuis plus d’une année, succédant aux Etats-Unis d’Amérique qui n’avaient pas abouti, nous poursuivions les négociations entre l’Angleterre et l’Allemagne pour mettre sur pied un accord d’échange des grands blessés6. Ces négociations s’étaient révélées extrêmement difficiles parce que des éléments étrangers à la pure technique médicale ou juridique s’étaient introduits dans le débat. Cette circonstance rendait celui-ci plus délicat encore. Elle lui donnait également un caractère confidentiel qui ne me permettait pas, et ne me permet toujours pas, de m’expliquer à ce sujet aussi longtemps que les négociations comme telles n’ont pas abouti.

J’ai tenté de l’exposer à MM. d’Erlach et Brunner en novembre 1942. Malheureusement, il semble que je ne sois pas parvenu à me faire comprendre ou à les convaincre.

Quoi qu’il en soit, si les apparences prêtent à la confusion entre activité du Comité international de la Croix-Rouge, activité de la puissance protectrice, activité - cas échéant - de la Suisse comme médiatrice (ce qui est encore autre chose), activité des commissions médicales mixtes, il n’en est pas moins nécessaire, dans le fond et pour ne pas aggraver encore les difficultés auxquelles on se heurte, éviter des chevauchements et, par conséquent, des dangers de divergence ou de discordance, de bien délimiter les compétences de chacun de ces organes. C’est à quoi nous nous sommes employés dès le début et c’est même, entre autres raisons, pourquoi nous avons un délégué à cet effet.

C’est aussi le motif pour lequel les instructions à mes services du 31 mars 1943, qui ont un caractère interne, devenaient indispensables. J’ai beaucoup de collaborateurs auxiliaires et temporaires qui d’emblée ne maîtrisent pas la matière et qu’il faut, par conséquent, instruire.

Je le répète, tout cela ne changeait rien et n’a rien changé au régime de fait dont les commissions médicales mixtes ont joui et continueront à jouir. Leur activité récente le prouve avec évidence.

C’est pourquoi je ne comprends pas la question de responsabilité qu’on semble vouloir soulever. Elle incomberait certainement au Département politique si celui-ci avait voulu gêner l’activité des commissions mixtes. Personne ne le soutiendra: il l’a toujours facilitée dans la mesure de ses moyens, je le répète. Elle incomberait à l’Armée si celle-ci, de son côté, refusait les congés et permissions qui sont nécessaires lorsque le médecin habite la Suisse et veut se rendre à l’étranger. Mais jusqu’à maintenant, elle s’est toujours montrée très compréhensive et je suis persuadé qu’elle le restera. Les médecins à leur tour assumeraient cette responsabilité si, eux, refusaient leur collaboration. Mais je connais trop le sentiment du devoir professionnel et le dévouement du corps médical suisse pour le supposer un instant.

En réalité, la responsabilité d’un échec éventuel, si responsabilité il devait y avoir, se trouverait dans la circonstance que l’Allemagne et l’Angleterre n’auraient pas pu tomber d’accord sur les conditions d’un échange. Vous saisirez que je ne m’exprime pas ici sur les raisons de leur conflit et les fautes ou les torts que chacune des parties pourrait avoir à ce sujet. Nous sommes là, non pas pour juger, mais pour résoudre les difficultés. Nous continuons, d’entente avec les deux parties, à chercher une solution. Peut-être les modifications de fait intervenues depuis le mois de mai 1943 seront-elles de nature à accélérer le cours de pourparlers qui ont été suspendus depuis plus d’une année par l’un des intéressés. Sans vouloir me bercer d’espérances prématurées, j’ai plus de confiance en ce moment que je n’en avais l’hiver dernier.

Si la solution que nous souhaitons tous survenait, le malaise auquel nos médecins ont été exposés disparaîtrait aussitôt. C’est là le véritable point crucial du problème. Vous constaterez qu’il n’a rien de juridique, rien d’administratif, rien de personnel.

Le jour où il sera réglé, tout le reste sera facile. Je suis sûr que ce jour-là, l’Armée comme les médecins se réjouiront avec nous et que tous nous poursuivrons du même cœur l’œuvre malheureusement enrayée depuis longtemps7.

1
Lettre: E 27/12706.
2
En conclusion à cette lettre du 1er juin, dans laquelle le Général Guisan prend note de la position du DPF, il écrit: Unter diesen Umständen und in Nachachtung der vom Vorsteher des Eidg. politischen Departementes vertretenen Auffassung ist die Armee nicht mehr gewillt, auf eigene Gefahr hin Militärärzte für die gemischten Ärztekommissionen in Deutschland zur Verfügung zu stellen. Damit bricht die Tätigkeit dieser gemischten Ärztekommissionen ab, was sicherlich auch mit Rücksicht auf den Prestigeverlust für unser Land zu bedauern ist. Es ist aber nicht unsere Sache, auf zivilem Wege eine Lösung anzustreben und die Verantwortung für das Scheitern dieser humanitären Sendung muss unsererseits abgelehnt werden (E 27/12706).
3
No 180.
4
Cf. E 2200 Madrid 1861 -1957/202.
5
Sur la correspondance du Colone! von Erlach avec le Chef du DMF, cf. E 27/12706; E 2001 (D)3/470.
6
Sur ces négociations, cf. E 2001 (D) 2/178, 179; E 2001 (D) 3/474.
7
Selon une notice non signée de la Division des Intérêts étrangers de mai 1944 sur ces activités, on lit sous la rubrique e) rapatriement de grands blessés et de personnel protégé que parmi les rapatriements de grands blessés, il faut citer en particulier l’échange germano-britannique de Göteborg et Oran en 1943, dont ont bénéficié 10976 participants, et les échanges italo-britanniques de Smyrne en 1942 et 1943, qui ont compris 8586 participants, E 2001 (D) 3/97. Le 17 septembre 1943, le Conseil fédéral avait donné son accord à un échange de prisonniers grands blessés britanniques et italiens, prévoyant le transit et le séjour provisoire en Suisse des grands blessés britanniques jusqu’à leur retour en Angleterre (E 1004.1 1/437, No 1652).