dodis.ch/47329
Le Chef du Département politique, M. Pilet-Golaz, au Chef du Département militaire, K. Kobelt1

Personnelle

Vous avez bien voulu, par des lignes du 30 octobre écoulé, me transmettre une lettre du Général du 25 dit et un rapport du chef du Service de renseignements et de sécurité de l’Armée de la veille, le 242.

Si je n’ai pas répondu plus tôt, ce n’est point que je n’aie pas attaché une très grande importance à l’objet en cause, ni que les déterminations de l’Armée que vous m’avez communiquées [ne m’aient paru pertinentes. Au contraire. Mais les dernières semaines ont été pour moi plus que chargées. Vous le savez du reste. Inutile donc d’insister. Puis, en répliquant sur le champ, j’aurais paru me prêter à une sorte de polémique avec un subordonné, - le ton du rapport du 24 octobre s’en rapproche, vous n’aurez pas été sans le remarquer, - ce qui n’est pas dans mes habitudes, surtout s’agissant d’une question grave comme celle qui est en jeu ici.

J’ai d’ailleurs pour le Colonel Masson personnellement de l’estime. Ne sortil pas de ces mitrailleurs attelés auxquels j’eus l’honneur d’appartenir et qui ont fourni tant d’officiers supérieurs à l’armée? Je connais et j’apprécie sa conception stricte du service; je sais son désir d’être utile au pays et le zèle qu’il y apporte. Je mesure également la difficulté et la délicatesse de sa tâche, à quoi bien peu d’officiers sont préparés chez nous. Mon propos n’a jamais été et n’est pas de critiquer son activité; je préfère de beaucoup l’aider, si possible, de mes conseils, de mon expérience et de mes constatations. D’où l’intervalle mis à répondre.

Je n’ai donc pas l’intention d’instruire un procès et de reprendre point par point le rapport. Ce serait inutile et fastidieux. Le fond du problème m’importe davantage. Je ne le ferai que dans la mesure indispensable à l’objective appréciation des faits.

Je relève tout d’abord une contradiction étonnante entre la page 12, milieu, et la page 4 in fine.

Dans celle-là, le Colonel Masson écrit:

«L’hostilité manifeste dont fait preuve le Chef du Département politique fédéral à l’égard du Service de renseignements de l’Etat-major de l’armée et qui vient de s’exprimer une fois de plus (après d’autres interventions qui me sont connues, et notamment à propos de l’affaire Fonjallaz)3, par les graves accusations énumérées dans sa lettre du 3 octobre au Chef du Département militaire fédéral, à destination du Général, me surprend douloureusement.»

Dans celle-ci, il avait lui-même reconnu que

«le Service de renseignements a le devoir de prendre et de maintenir un contact étroit et régulier avec le Département politique fédéral, destiné à un échange d’informations politico-militaires et à recouper certains renseignements provenant de sources différentes.

C’est le principe qui fut admis dès avant le présent conflit et cette prise de contact latérale a toujours eu un rendement positif. Feu Monsieur le Conseiller fédéral Motta, puis son successeur, Monsieur le Conseiller fédéral Pilet-Golaz, l’ont toujours admis avec la claire vision des besoins de nos deux services.»

Je ne vois pas très bien comment l’on peut concilier ces deux affirmations contraires.

Je n’ai vraiment aucune hostilité contre le Service des renseignements comme tel, preuve en soit la collaboration constante qui existe entre mon département et lui, collaboration que j’ai moi-même souhaitée plus étroite en proposant au Colonel Masson de venir de temps en temps auprès de moi faire «un tour d’horizon». J’aurais bien trouvé une ou deux heures à lui donner.

En revanche, il est exact que j’ai réagi résolument quand certains officiers du S. R. ont tenté de s’immiscer dans la politique extérieure et intérieure du pays. L’Armée doit rester en dehors: son rôle n’est et ne peut être de s’y mêler. Aussi longtemps que je serai conseiller fédéral, je lutterai de toutes mes forces et avec une persévérance qui ne se démentira pas contre ces tendances dangereuses. Ce fut notamment le cas lorsque des éléments du groupe de Lucerne (NSI sauf erreur) ont songé l’an dernier à une espèce de conjuration4. J’ai demandé à l’époque que ces éléments (Waibel, Ernst, Hausamann, etc.) soient éloignés de l’EMA. Il semble que ce fut fait pendant quelque temps. Mais on paraît y avoir renoncé depuis, ce que je ne m’explique ni n’admets. Peut-être n’êtes-vous pas exactement renseigné sur ce qui s’est passé. Je suis prêt à vous mettre au courant.

Une autre fois, j’ai réagi vivement contre des théories absurdes exposées par un officier supérieur du S.R. pour l’éventualité d’une attaque par surprise. Leur application, de son propre aveu, nous aurait mis «hors la loi»5.

A page 13, le Colonel Masson se déclare «stupéfait» de ce que j’aie fait état, en vous en transmettant une copie le 17 octobre 1941, d’une notice6 remise par le Lieutenant-Colonel Schafroth à ma Section politique (conseiller de légation Feldscher). Il relève que ce document n’était pas «recoupé».

A mon tour de m’étonner:

1. J’ai d’emblée précisé que ce document nous avait été remis par le Lieutenant-Colonel Schafroth: il suffisait de lire ma lettre pour s’en rendre compte.

2. Si le service de renseignements n’y avait pas attaché une notable importance, il ne l’aurait pas fait connaître au Département politique. Il ne lui communique pas - avec raison - toutes ses informations, mais uniquement celles qui lui paraissent suffisamment intéressantes. Rien de surprenant alors à ce que nous en ayons fait état.

3. Ce document n’était pas «recoupé». Là je ne comprends plus du tout. Ou bien on y attachait de la valeur et la transmission était justifiée, avec les conséquences qu’en devait tirer mon département. Ou bien on estimait qu’il exigeait confirmation. On devait alors le recouper, avant de nous le donner. C’est ainsi, à mon sens, que doit travailler un S.R. bien fait.

4. Que le document ne s’occupe qu’accessoirement du S.R., c’est ce qu’il est difficile de prétendre quand on l’a lu. Que signifient, notamment, les alinéas suivants:

«Die deutschen Reichsstellen haben genaue Kenntnis, wie die täglich nach der Schweiz gehenden Berichte über die Stimmung im Reich, die wirtschaftlichen Schwierigkeiten (Knappheit und Mängel) Kriegswirtschaft, Rohstofflager, politische Lage etc. lauten.

Die deutschen Reichsstellen sind aber auch über den Inhalt der nach der Schweiz gehenden Berichte der Schweizerischen diplomatischen Vertretung in Deutschland genauestens informiert.

Seitens der zuständigen Berliner Instanzen ist die schärfste Überwachung der schweizerischen diplomatischen Vertretungen einschliesslich deren gesamten Personal in Deutschland und in den besetzten Ländern angeordnet worden!

Seitens der Geheimen Staatspolizei ist nachgewiesen, dass in der Rüstungsindustrie Deutschlands beschäftigte Schweizer sich zunehmend mit Spionage befassen. Es ist die Überprüfung aller in deutschen Rüstungswerken und Betrieben beschäftigten Schweizer und deren verschärfte Überwachung angeordnet worden! »

L’espionnage, c’est pourtant le service de renseignements, si je sais encore ce que parler veut dire.

Quant à la représentation diplomatique suisse en Allemagne, nul n’ignore ou ne devrait ignorer qu’elle comprend une mission militaire permanente (un attaché militaire et un adjoint, je souligne adjoint et pour cause)7, des auxiliaires de divers consuls, sans insister ici sur les courriers.

C’est précisément les dangers de certaines erreurs ou imprudences commises que j’entendais mettre en évidence, pour n’en pas aggraver encore les conséquences fâcheuses. Nul document n’était plus éloquent à cet égard que celui qui nous avait été remis par le Lieutenant-Colonel Schafroth. Le fait que je l’invoquais montrait d’emblée que je ne m’en prenais pas au S.R. comme tel, mais au défaut de mise au point qu’il révélait. C’est la seule façon de corriger et d’améliorer. Si l’on prend mal les critiques ouvertes et franches, on s’expose aux pires mécomptes.

Quant au Nonce, il suffit de le connaître même peu pour savoir qu’il est un ami sûr de notre pays et que sa communication était beaucoup plus un bénévole avertissement pour nous mettre en garde contre les conséquences de nos maladresses qu’une réclamation8. A nous d’avoir l’intelligence d’en tirer profit au lieu de «contester». J’ai d’ailleurs parlé personnellement au Nonce. Ses déclarations sont en nette opposition avec le résultat de «l’enquête faite sur place (Brigue)» par le chef du «bureau Italie».

Monseigneur Bernardini m’a confirmé catégoriquement qu’il avait exhibé et sa carte rose et son passeport diplomatique. Les douaniers de service, qui le connaissent, ont pris la peine d’assurer son identité. Rien n’a fait. L’«agent» n’en a pas moins persisté dans ses exigences intolérables.

Et Mgr Bernardini n’est pas seul dans ce cas. Son secrétaire et d’autres ont subi les mêmes mésaventures au cours de l’été. Si, au lieu d’y mettre ordre, on conteste et persévère, la meilleure situation politique sera bientôt compromise. Je reviendrai d’ailleurs sur ce point plus bas.

Ceci fixé (je me suis borné à l’essentiel, laissant de côté nombre d’allégations plus ou moins secondaires), j’aborde le fond du problème, qui seul m’importe. Je m’excuse si, en le faisant, je rappelle quelques vérités élémentaires. Mais ce sont souvent les plus méconnues.

Il va de soi que le Service de renseignements doit tenter de mettre le Commandement en état d’apprécier la situation militaire à l’étranger, pour qu’il puisse déterminer la nôtre, puisque la première influe sur la seconde.

Cette tâche est à la fois importante, difficile et délicate.

Pour être accomplie dans l’intérêt supérieur du pays, elle doit être remplie sans porter un préjudice grave aux autres intérêts généraux du pays (politiques, économiques, financiers, personnels).

Il faut qu’elle soit conçue et exécutée par des moyens qui ménagent ses autres intérêts généraux.

Les agents qui en sont chargés doivent avoir l’intelligence, le tact, le sens de la mesure, la prudence nécessaires.

Quand certains moyens ou agents s’avèrent inaptes, ils doivent être éliminés ou réformés.

Bien entendu, une collaboration étroite doit exister entre le Service de renseignements et le Département politique, puisque la sauvegarde des «autres intérêts généraux» vis-à-vis de l’étranger incombe au Gouvernement, et à lui seul.

C’est la raison pour laquelle le Département politique a le devoir d’intervenir lorsqu’il constate que le Service de renseignements déborde le cadre de son activité propre, applique des méthodes critiquables ou emploie des agents inaptes.

En agissant ainsi, il ne manifeste d’hostilité ni envers le S.R. ni envers son chef; bien au contraire, il assure à la collaboration son plein rendement.

Pour s’en convaincre, il suffit de connaître les circonstances et les raisons de ses interventions.Missions militaires permanentes à l’étranger

Nos attachés, jouissant de l’immunité diplomatique, doivent renseigner et non espionner9. L’espionnage proprement dit s’organise en dehors d’eux. Sinon l’on compromet toute notre représentation diplomatique à l’étranger et, par elle, la défense de nos intérêts politiques, économiques, financiers et personnels (pensons, notamment, aux centaines de milliers de Suisses à l’étranger).

C’est le principe. Je me plais à reconnaître que nos attachés l’ont en général compris et le respectent. Je n’ai de réserve à faire que pour certains adjoints.

Nos missions militaires permanentes n’ont pas à «prospecter» politiquement. Il va de soi qu’elles recueillent aussi des renseignements politiques, la défense nationale n’étant qu’une partie et qu’un moyen de la politique générale étrangère. Mais c’est à titre occasionnel et accessoire.

C’est pourquoi des instructions comme celles qui furent données à M. de Blonay sont irrégulières et dangereuses. Elles ne doivent sous aucun prétexte se répéter10.

En passant, je rappelle la mission que l’on a songé à donner au Dr. Monfrini (1940)11. Dans les deux cas, le Département politique est intervenu. Il n’hésiterait pas à le faire plus énergiquement encore s’il y avait récidive.Consulats «renforcés».

Le S.R. a cru devoir, dès les premiers mois du conflit mondial, demander l’attribution à certains de nos consulats - surtout en Allemagne - de collaborateurs chargés de «tâches spéciales». Avec beaucoup d’hésitations, le chef du Département politique d’alors se déclara d’accord, en recommandant la prudence.

C’est ainsi que le Premier Lieutenant James Ketterer fut envoyé à Stuttgart. On sait dans quelles conditions désastreuses se termina son activité12. Mais, contrairement à ce que croit et écrit le Colonel Masson (p. 7 du rapport), son cas n’a pas constitué une exception.

Le Lieutenant Andres, en «poste» à Munich, revint en mai 1940 et fut bien inspiré - pour user de termes lénitifs - de n’y pas retourner.

Le Lieutenant de Büren fut adjoint au consulat général de Milan. Son chef, M. de Bavier, a tremblé souvent en pensant au sort que pouvait d’un instant à l’autre valoir aux nombreux Suisses du Nord de l’Italie l’activité de son «collaborateur». M. de Büren est rentré, lui aussi, en septembre dernier et M. de Bavier ne veut plus entendre parler d’un successeur: une expérience lui suffit.

Rien de plus naturel que la recherche du renseignement. Mais ce qui est grave et pourrait devenir tragique, c’est que, lorsque ces agents diplomatiques ou consulaires camouflés ne font pas preuve de l’habileté, du tact, de la prudence nécessaires, ils mettent en péril, non seulement l’activité normale, primordiale de nos représentants officiels, mais exposent les Suisses à l’étranger à des mesures sévères et peuvent compromettre irrémédiablement nos relations extérieures.

C’est ainsi que notre agent consulaire Hüssy, à Säckingen, n’a pu rentrer à son poste13.

C’est ainsi que j’ai dû «replier» M. de Bourg, consul général à Vienne, qui devait simultanément fonctionner comme chargé d’affaires à Bratislava. Le Lieutenant Bieri avait «travaillé» à ses côtés et notre consul général actuel dans l’ancienne Autriche considère sa présence à Vienne comme pleine de menaces et de risques.

C’est ainsi - et vous ne manquerez pas de juger cet acte comme il convient - que mon consul général à Munich, Ritter, fut rappelé par télégramme en langage convenu par le S.R. à l’insu du Département politique dans des conditions telles qu’il n’a ni pu ni voulu rejoindre son poste.

J’en ai assez dit; insister davantage serait vous faire perdre votre temps. Courriers.

Le S.R. a voulu également se servir de nos courriers diplomatiques - et vous savez quelle peine nous avons à maintenir nos communications, si essentielles, avec certains pays - comme informateurs.

Les «expériences» des Major Gerber, Capitaines Holzach et Haefeli sont là pour établir quels risques cela comporte.

Pour le dernier notamment, son ultime voyage entre la Suisse et la Suède fut marqué par des «retards» de plusieurs jours. Notre légation à Stockholm - et certes M. Dinichert ne peut être suspect ni de germanophilie ni de tiédeur démocratique - s’en est plainte de telle sorte que nous avons dû renoncer à établir la liaison Suisse-Suède par un courrier officier (officier, non officie/) relevant du S.R.

Je pourrais allonger cette liste. Mais je préfère observer que les difficultés les plus graves sont en relation avec le fameux bureau de Lucerne, sur lequel je suis prêt, je le répète, à vous renseigner plus en détail. Depuis que mon département traite avec les services du Major Daniel, je me plais à reconnaître que les affaires sont conduites avec plus de doigté et de raison. Les qualités de l’homme sont ici déterminantes. Où l’un peut agir utilement, parce que doué d’une intelligence large et souple, un autre, tranche-montagne et sectaire, échoue, dangereusement pour le pays.Contrôle des voyageurs.

Dans son désir légitime de se procurer des informations, le S.R. s’est mis dès les premiers mois du conflit à interroger les voyageurs entrant en Suisse. Au début, cela se passait dans un local ad hoc, sitôt après le franchissement de la frontière. Inutile de dire que ce fut très rapidement connu des autorités étrangères. Il fallut renoncer à cette procédure vraiment trop sommaire et voyante.

Pour changer, on fit remplir par tous les voyageurs une formule à leur entrée en Suisse. Sur la base des informations succinctes ainsi obtenues (personne, but et objet du voyage, etc.), le S.R. qui reçoit les bulletins remplis se met en rapport avec les voyageurs qui lui paraissent «intéressants», une fois ceux-ci à l’intérieur du pays, pour en savoir davantage, dans des conditions sur lesquelles je reviendrai.

Il va de soi que les diplomates accrédités en Suisse ne doivent pas être soumis à cette formalité. Nos propres diplomates à l’étranger ne le sont pas. Or, c’est arrivé plus souvent qu’il ne faudrait et surtout que ce n’est utile. Le cas de Monseigneur Bernardini est un exemple entre plusieurs.

Il ne convient pas non plus que le soient des Suisses en postes officiels. Les conséquences pour eux et pour les intérêts qu’ils représentent peuvent être graves et l’ont parfois été. Il serait si simple de se procurer plus prudemment les renseignements qu’ils peuvent fournir. Or, malgré de réitérées protestations du Département politique, on a persisté.

Un choix plus judicieux des Suisses «intéressants» serait de mise. Dans leur intérêt à eux et dans le nôtre. Certains d’entre eux ont dans le pays d’où ils viennent des situations importantes ou délicates; elles peuvent être sérieusement compromises par les «collaborations» auxquelles on les soumet. D’autres ont épousé des étrangères, ont des sympathies familiales qui ne sont pas celles qu’on suppose «a priori». Outre qu’on les place dans une position équivoque, on s’expose à les voir réagir dangereusement pour nous une fois rentrés chez

Surtout, on devrait aborder les voyageurs «intéressants» avec précaution, non par l’intermédiaire de portiers ou de téléphonistes d’hôtel. Ils sont immédiatement repérés et l’on sait l’objet des entretiens qu’ils ont avec les agents du S.R.

Le cas d’un de mes consuls généraux du Sud est une illustration des dangers courus. Sans l’habileté de son ministre, il payait chèrement son «audience».

Tout cela devrait être fait de façon discrète et sélective. Souvent, au contraire, l’organisation fonctionne schématiquement et publiquement. Il ne faut dès lors pas s’étonner que l’étranger prenne des mesures en conséquence, suspecte voyages et voyageurs, refuse les visas, gêne nos industriels et nos commerçants, contrôle nos compatriotes établis chez lui, les empêche de sortir, etc.

Pour vous montrer avec quel automatisme l’on travaille, je puis vous dire que j’ai sous les yeux pour un seul mois des dizaines de bulletins remplis par des diplomates ou auxiliaires de diplomates, ou personnes se rendant dans des légations et consulats. Ce qui devrait être confidentiel est devenu le secret de Polichinelle.

Il y a là de quoi menacer gravement la correction de nos rapports avec l’extérieur. D’où mes avertissements et mes protestations. Le péril est d’autant plus aigu que notre pays, entouré par un seul groupe de belligérants ou de «collaborationnistes», se prête admirablement pour l’autre groupe à l’espionnage contre l’Axe. Or on sait l’activité et la facilité avec lesquelles travaillent les services anglo-saxons. Non seulement les informations que nous recueillons peuvent «transpirer», mais - c’est là le principal danger - en interrogeant des centaines et des centaines de gens, plus ou moins intelligents ou vaniteux, on favorise les conversations, racontars, bruits et transmissions diverses, dont un groupe de belligérants peut profiter contre l’autre. Il y a là une menace sérieuse de notre statut de neutralité qu’il est impossible de perdre de vue, maintenant surtout que la «nervosité» internationale monte. C’est ce qui explique les réactions de l’étranger, si préjudiciables à nos intérêts.

Je suis - vous me connaissez - le premier à comprendre la nécessité d’un bon service de renseignements. Mais il y a la manière et la mesure.

Certes l’armée doit pouvoir être alertée en temps utile. La responsabilité en incombe, non seulement au Général, chargé uniquement de la commander, mais au Conseil fédéral, autorité suprême, chargé, lui, du destin du pays dans son ensemble. C’est même l’une de ses tâches essentielles: apprécier la situation internationale et décider les diverses mesures qu’elle comporte. Vous savez par expérience combien il est pénétré de ce devoir primordial. Vous savez aussi qu’il ne peut avoir pour seul souci de préparer et de renforcer la défense nationale. La guerre, pour la Suisse, n’est pas un but en soi: c’est l’ultime moyen de sauvegarder son indépendance. Il doit tendre ses efforts pour que ce moyen ne devienne pas nécessaire et que le pays puisse continuer à vivre - ce mot prenant toute sa signification quand on connaît les difficultés politiques et économiques que nous traversons. C’est dans le sentiment profond de cette responsabilité que je vous ai adressé mes lettres des 3 et 17 octobre14. J’espère que dès lors mes avertissements auront été pris comme ils le doivent en sérieuse considération. C’est absolument indispensable.

Vu l’importance de l’affaire, je communique un double des présentes:

au Président de la Confédération15,

au Vice-Président du Conseil fédéral16,

au Chef du Département de Justice et Police.

1
Lettre (Copie): E 2001 (D) 3/3.
2
Non reproduits. Le 3 octobre 1941, Pilet-Golaz adresse à Kobelt un rapport daté du 29 septembre du Ministre de Suisse à Rome, P. Ruegger, après en avoir fait part au Conseil fédéral lors de la séance du jour même (sans que cette communication ne figure dans la collection des extraits polycopiés desPVCF. Pilet-Golaz écrit notamment: Dès le début et à plusieurs reprises, j’ai signalé le très grave danger qui consistait - en dehors, bien entendu, de l’activité de nos attachés militaires et de leurs adjoints - à utiliser nos légations et consulats pour le service des renseignements au sens spécial de ce mot. Je suis persuadé que, si M. le Conseiller fédéral Motta n’avait pas été souffrant en automne 1939 et retenu jusqu’à sa mort presque constamment loin de son département, il se serait opposé à une pratique dont les périls sont chaque jour plus évidents. De plus, Pilet-Golaz critique les contrôles, voire les interrogatoires, des étrangers entrant en Suisse, ce qui irrite les Etats voisins. Il faut absolument que cela change. A défaut de quoi - je l’ai dit ce matin au Conseil, qui l’a compris et m’a approuvé - je devrais décliner toute responsabilité pour les conséquences qui en pourraient résulter (E 5795/327). Ces documents sont transmis au Général H. Guisan qui ordonne une enquête afin de réunir les éléments d’information, le Chef du Service de renseignements et de sécurité de l’Armée, R. Masson, rédige donc un rapport, daté du 24 octobre, sur les relations entre le DPF et son service (E 27/9483/2). Le 25 octobre, Guisan transmet ce rapport à Kobelt, en défendant son subordonné qui lui fournit les moyens essentiels qui lui permettent d’exercer sa vigilance (E 5795/327).
3
Cf. E 2001 (D) 2/31 et J I. 13/3.
4
Cf. E 27/14372 et E 5795/442.
5
Cf. les notices de C. Stucki sur les projets de M. Schafroth, datées du 17 avril et du 1er mai 1941 (E 2809/1/5) et ci-dessus No 33.
6
Non reproduite.
7
Cf. E 27/9750-9752, 9758.
8
Monseigneur Bernardini avait écrit le 30 septembre au Chef de la DAE du DPF, P. Bonna, pour signaler qu’à son entrée en Suisse le 23 septembre 1941 il avait été interrogé et prié de montrer son passeport. Dans son rapport du 14 octobre, Masson justifie l’attitude de ses collaborateurs et affirme que le Nonce n’a montré que la « carte rose» délivrée par le DPF aux diplomates étrangers en Suisse.
9
Depuis 1938, des A ttachés militaires sont nommés près les Légations de Suisse en France, en Allemagne et en Italie. En janvier 1941, le Conseil fédéral avait décidé de créer un poste d’Attaché militaire à Londres. Cf. PVCF No 108 du 24 janvier 1941, E 1004.1 1/405.Cf. aussi E 27/9750-9758 et E 5795/336-338.
10
Une lettre du 15 juillet 1941 du Ministre de Suisse à Vichy, W. Stucki, avait informé Pilet-Golazdu fait que l’Attaché militaire suisse, R. de Blonay, avait été appelé à Berne et chargé par l’EMG de se renseigner sur une déclaration de Darlan au sujet d’un projet de partage de la Suisse. Considérant que l’Armée n’avaitpas respecté les compétences du DPF, Pilet-Golaz écrit le 22 juillet au Président de la Confédération: Ce n’est pas la première fois, vous ne l’ignorez point, que j’ai constaté que le commandement de l’Armée se croyait appelé à se préoccuper directement de problèmes qui ne sont pas d’ordre militaire. L’an dernier, j’ai dû intervenir à plusieurs reprises. Je dois constater que ce fut malheureusement en vain malgré certaines déclarations et promesses faites. Je le regrette, parce que cette dualité des pouvoirs qui s’est installée chez nous et menace de se développer est le plus gros danger auquel notre pays est exposé. En ce qui me concerne, je ne m’en accommoderai pas aussi longtemps que j’aurai la responsabilité, sous l’autorité et le contrôle du Conseil fédéral, de notre politique extérieure (J I. 17/3; sur cette affaire, cf. aussi E 27/14337, E 2809/1/5 et E 5795/337).
11
Cf. DDS, vol. 13, doc. 355, dodis.ch/47112, note 4.
12
Cf. DDS, vol. 13, doc. 355, dodis.ch/47112 et E 2001 (D) 3/141.
13
Dès septembre 1940, le Vice-Consul F. Hüssy n’est plus autorisé à rentrer en Allemagne, cf. E 2500/1/21.
14
Non reproduits.
15
E. Wetter.
16
Ph. Etter.