dodis.ch/47198 Le Chargé d’Affaires de Suisse à Lisbonne, H. Martin, au Chef du Département politique, M. Pilet-Golaz1

Comme je vous l’ai fait savoir par voie télégraphique2, j’ai été reçu, le 14 février, par M. le Docteur Antonio de Oliveira Salazar, Président du Conseil et Ministre des Affaires étrangères, en même temps que mon collègue M. Charles Redard3, venu pour prendre congé.

Le Président fut, dès le début, d’une grande amabilité et d’une extrême cordialité, exprimant tous ses vœux à M. Redard et ses regrets de voir partir un Chef de Mission qui connaissait et aimait le Portugal.

M. Salazar commença par me demander quelques précisions sur ma position de Chargé d’Affaires et fit allusion à votre représentation diplomatique en Pologne. Je lui répondis qu’en effet, je demeurais, pour la Pologne, Envoyé extraordinaire et Ministre plénipotentiaire, mais que pour l’instant, certaines considérations ne vous avaient pas permis jusqu’ici de me donner le même rang4. M. Salazar n’insista pas et changea de sujet. Il aborda alors de luimême le problème économique. Je saisis immédiatement cette occasion pour lui faire un tableau des 70000 tonnes de marchandises que nous avons en souffrance au Portugal, et dont la réexpédition en Suisse causait au Conseil fédéral les plus graves soucis. J’ajoutai que si notre ravitaillement ne prenait pas dans le mois à venir un rythme plus accéléré, la Suisse se trouverait fatalement devant le problème inquiétant du chômage, avec toutes ses conséquences financières et sociales.

Mes instructions, - dis-je au Président -, tendaient justement à rechercher avec les Autorités portugaises les moyens propres à remédier à une situation qui ne pouvait pas se prolonger. Je lui serais dès lors tout particulièrement reconnaissant de l’appui qu’il voudrait bien nous prêter, spécialement pour l’obtention de trains portugais.

Après avoir expliqué qu’il serait opportun que nous obtenions de l’Angleterre des contingents réguliers qui faciliteraient notre situation et l’acheminement de nos marchandises et, après m’avoir assuré son aide pour des compositions de trains, M. Salazar nous fit remarquer que les nombreux acheteurs indépendants qui se faisaient concurrence sur le marché portugais avaient faussé et fait monter les prix, de sorte qu’il serait, à son avis, plus avantageux pour nous d’organiser une Commission d’achats.

Ensuite, M. Redard et moi lui exposâmes que la Suisse avait nommé à Lisbonne un représentant chargé de la centralisation et de la surveillance des transports (le mot de «Commissaire» fédéral n’est pas aimé ici et les Autorités se refusent à l’employer).

Ayant appris qu’une Commission suisse de négociations pour les questions de transport et de ravitaillement était attendue à Madrid5, M. Salazar nous donna, à plusieurs reprises, le conseil de vous suggérer de la faire venir également à Lisbonne, toutes les difficultés, tant de blocus que de transport, étant comprises sur le circuit Londres-Madrid-Lisbonne. La nécessité de la présence à Lisbonne de votre Commission fut soulignée par le Président à diverses reprises, de sorte que j’ai jugé indispensable de vous faire part télégraphiquement de l’ensemble de notre entrevue.

Le Commissaire M. Paul Baerlocher, que j’ai mis au courant, considère comme M. Redard et moi, que les promesses du Président concernant des compositions de trains pourraient avoir pour notre ravitaillement les suites les plus heureuses, et c’est en son nom, comme au nom de ma Légation, que je vous prie de la façon la plus pressante, de veiller à ce que le Conseil fédéral donne à sa délégation à Madrid l’ordre de venir à Lisbonne dès qu’elle y aura terminé ses travaux. Elle pourra prendre contact avec les instances portugaises compétentes, visiter les entrepôts, interroger les transitaires, étudier le marché des frêts et transports ferroviaires etc., sa tâche devant être certainement facilitée par l’intervention du puissant Président du Conseil. C’est là, j’en suis persuadé, une occasion qu’il ne faudrait à aucun prix laisser passer6.

A la fin de l’entretien et pour que ce que j’avais encore à lui communiquer ne revêtît pas le caractère «cum animo benevolentiam captandi», je fis part au Président que vous m’aviez chargé de lui dire à quel point son activité vous avait intéressé.

J’ai longuement réfléchi à la forme que je voulais prêter à votre message, et voici le texte dont je donnai connaissance à M. Salazar, comme émanant de vous-même:

«L’exercice du pouvoir du Portugal Nouveau par SE le Président du Conseil Antonio de Oliveira Salazar a retenu mon attention toute particulière, et je puis formuler mon sentiment de la façon suivante:

La fermeté d’une administration intelligente de l’Etat, qui sait allier le souci constant du bien public avec le respect des libertés individuelles des citoyens, et travailler avec énergie, dans tous les domaines, au développement social, économique et intellectuel de la Nation portugaise selon des lignes directrices modernes, conçues avec maîtrise et exécutées avec autant de succès que de continuité dans l’effort.»

Vu la grande expérience de M. Redard sur le Portugal, je lui avais fait lire ce texte qui lui a semblé, comme à moi, contenir en termes heureux et non exagérés l’ensemble de l’œuvre vraiment admirable du Président du Conseil.

M. Salazar manifesta, en m’écoutant, une émotion visiblement sincère.

J’espère, Monsieur le Conseiller fédéral, avoir judicieusement interprété votre pensée et, sans fausse modestie, je crois pouvoir dire, ce que mon Collègue a du reste l’intention de vous confirmer, que ce premier contact avec la plus haute et géniale personnalité du Portugal a été, tant dans le domaine économique que politique, une réussite7.

1
Lettre: E 2300 Lissabon/5.
2
Télégramme du 17 février 1941, E 2001 (D) 2/237.
3
Ch. Redard est envoyé comme Chargé d’Affaires à Sofia.
4
H. Martin a représenté la Suisse à Varsovie jusqu’à l’occupation de la Pologne en septembre 1939 par l’Allemagne et la Russie soviétique. Tout en restant accrédité auprès du Gouvernement polonais en exil, il est nommé, le 3 janvier 1941, Chargé d’Affaires à Lisbonne. Jusqu’à son arrivée, la représentation diplomatique de la Suisse au Portugal dépend de la Légation de Suisse à Madrid, mais elle était assurée par un Chargé d’Affaires a.i. Malgré une requête présentée au Conseil fédéral par le Vorort de l’Union suisse du Commerce et de l’Industrie, le 5 mars 1942, en faveur de l’élévation de Martin au rang de Ministre plénipotentiaire auprès du Gouvernement portugais, ce n’est que le 13 juillet 1945 qu’il a été promu, peu de temps avant sa retraite prise le 31 janvier 1946. J.I. 17/1990/98/6/120.
5
Sur les négociations hispano-suisses, cf. No 2.
6
Une délégation suisse conduite par le Professeur P. Keller, Délégué aux Accords commerciaux, arrive à Lisbonne, le 28 mars 1941, en vue de régler la question de l’acheminement de stocks importants de marchandises bloquées dans les ports portugais, destinées à la Suisse. Sur les résultats de la mission commerciale, voir le rapport de P. Keller du 9 avril 1941, E 2001 (D) 2/229.Sur les difficultés de la mise en œuvre des transports par terre et par mer entre le Portugal et la Suisse, cf. E 2001 (D) 2/244 et E 7800/1/29.
7
Le memorandum de l’entretien avec le Président Salazar et d’autres annexes jointes à cette lettre ne sont pas reproduits.