dodis.ch/46182 Notice du Chef de la Division des Affaires étrangères du Département politique, P. Bonna1

M. Tamaro vient me voir à 16 heures 45. Je lui explique que M. Motta, empêché par la fête de Sempach, ne peut pas le recevoir comme il l’aurait souhaité et je me mets à sa disposition pour entendre les communications qu’il a désiré lui faire. M. Tamaro entre immédiatement dans le sujet en déclarant que c’est par erreur que M. Ruegger a eu l’impression que M. Ciano renonçait à contester la légalité de l’arrestation des journalistes italiens2. Il lui a été confirmé aujourd’hui même que le Gouvernement italien persiste à penser que les Italiens ont le droit de se livrer dans les locaux affectés à la Société des Nations à toute manifestation qu’il leur plaît, sans que les Autorités suisses aient quoi que ce soit à dire. Il me donne clairement à entendre, à plusieurs reprises et tout en s’en défendant pour la forme, que la manifestation des journalistes italiens a été voulue et organisée par le Gouvernement, qu’il ne s’agit donc nullement de la réaction de gens mal élevés ou excités, mais d’un acte politique rendu nécessaire par l’impossibilité où l’Italie était de s’exprimer par des délégués, et que toute punition contre les journalistes qui se sont livrés à cet acte politique vis-à-vis de la Société des Nations serait considérée comme un grave affront à la presse italienne et substituerait à l’incident entre l’Italie et la Société des Nations un grave incident entre l’Italie et la Suisse.

J’expose à M. Tamaro qu’il nous est tout à fait impossible de le suivre quand il conteste l’applicabilité de la loi suisse à un délit commis dans les locaux affectés à la Société des Nations et plus encore quand il revendique pour les Italiens le droit de se livrer à n’importe quelle manifestation dans les bâtiments affectés à la Société. J’insiste sur l’effort fait par le Département politique pour éviter une réaction brutale. Je lui laisse entendre que nous avons déjà plus ou moins obtenu que l’idée d’un procès soit abandonnée. Je ne lui cache pas qu’en revanche, le Département de Justice et Police demande l’expulsion des coupables3 et je lui laisse entendre que le maximum de ce qui pourrait être obtenu serait la transformation de cette mesure d’expulsion en une mesure d’interdiction d’entrée.

M. Tamaro me répond que le Gouvernement italien ne fera pas de différence entre une interdiction d’entrée ou une expulsion et qu’une telle mesure entraînerait sans doute l’expulsion immédiate de huit journalistes suisses.

J’insiste à nouveau sur les réactions de politique intérieure que le Conseil fédéral risquerait de provoquer en passant purement et simplement l’éponge. M. Tamaro répète qu’il est déplorable que l’opinion suisse n’ait pas compris la portée d’un geste qui a eu l’approbation unanime de l’Italie, avec lequel des membres du Gouvernement se sont solidarisés et qui constituait la seule manifestation possible de l’indignation que soulevait en Italie la comédie de Genève. A mon observation que ces moyens diplomatiques nouveaux sont malgré tout bien déplorables, M. Tamaro revendique une fois de plus le droit pour l’Italie d’user des moyens qu’il lui plaît, non seulement par l’intermédiaire de délégués, mais en utilisant des journalistes, et, à mon observation que, si l’on continue sur cette voie, on en viendra à jeter des bombes, M. Tamaro répond que peut-être bien nous n’aurons rien à dire tant que nous n’en serons pas requis en due forme par les organes de la Ligue.

Devant l’impossibilité où je suis de lui laisser penser que le Conseil fédéral entrera dans ses vues, M. Tamaro préconise que, pour gagner du temps, le Conseil fédéral se décide à demander l’avis de la Société des Nations sur la suite qu’il convient de donner à un incident qui s’est produit dans son enceinte. Je laisse voir à M. Tamaro que, pour diverses raisons, je n’aime pas beaucoup cette méthode, mais je lui promets de la signaler à M. le Conseiller fédéral Motta, à qui je rendrai compte de notre conversation.

Cette conversation a duré une demi-heure. Elle s’est déroulée sur le ton le plus tranquille, bien que M. Tamaro parût bouillonner en dedans et que je n’aie pu cacher que je n’arrivais pas à comprendre que l’on puisse soutenir la légitimité de moyens diplomatiques aussi peu conformes au bon ton. J’ai eu l’impression que, pour l’essentiel, M. Tamaro avait des instructions précises de son Gouvernement, mais qu’il n’éprouvait aucun embarras à les exécuter et que, sur certains points, il forçait peut-être un peu la note4.

1
E 2001 (C) 5/174. Paraphe: JF. Annotation marginale de Motta: Communiqué au C. [onseil]F. [édéral]en séance le 7. VII. 36.
2
Cf. no 258. Le 2 juillet, dans une lettre à Motta, P. Ruegger avait ainsi relaté les propos que lui avait tenus le Ministre italien des affaires étrangères sur cette question: [...] Lorsqu’il me reçut hier, M. Ciano fut... tout particulièrement cordial et amical et il s’est montré fort soucieux de sortir d’une situation dans laquelle il subissait lui-même les plus vives pressions. M. Ciano a commencé par déclarer que, comme bon ami des journalistes et comme combattant, il devait vibrer avec les journalistes italiens qui avaient agi, selon lui, sous le coup d’une provocation très grave. Pour excuser certains d’entre les journalistes, il indiquait que l’un d’eux, notamment, avait assisté personnellement à la tragédie du massacre et de la mutilation des ouvriers de Gondrand. Mais M. Galeazzo Ciano dut reconnaître, comme Ministre des Affaires Etrangères, que l’attitude de ses compatriotes «appelait des réserves». Après une discussion sur la question juridique, qui avait été soulevée fort mal à propos, mais, sans doute, selon les instructions reçues par la Légation d’Italie à Berne, M. Ciano s’est convaincu que l’arrestation des journalistes était légale. C’était un premier point acquis. Il m’a, toutefois, instamment demandé de vous prier de trouver le moyen d’obtenir la mise en liberté des journalistes arrêtés. Fait très curieux et significatif – dont nous aurons raison de nous souvenir et au sujet duquel je me propose de demander, d’ailleurs, à la prochaine occasion, des explications à l’Ambassadeur britannique – M. Ciano m’a dit que Sir Eric Drummond, qui parlait en connaissance de cause comme ancien Secrétaire général de la Société des Nations, aurait affirmé qu’avec l’expulsion des journalistes de la salle, l’incident était réglé au point de vue de la Société des Nations et que, pour le reste, «la Suisse était libre de régler rapidement l’affaire».
3
Cf. no 264.
4
Le 6 juillet, après son entretien avec P. Bonna, le Ministre d’Italie adressait à celui-ci la lettre suivante: In aggiunta a quanto ho avuto l’onore di esporLe nel colloquio odierno, devo rilevare una volta ancora quanto ho già rilevato nel mio colloquio col Signor Consigliere Federale Motta e in quello col Signor Consigliere Federale Baumann: cioé la grave sproporzione esistente tra l’atteggiamento ehe il Consiglio Federale vorrebbe prendere contro un gruppo di giornalisti italiani ehe hanno agito sul terreno della S.d.N. solo per patriottismo, e l’impunità ehe l’Alto Consiglio concede al giornalista A Prato ehe, fuoruscito italiano, violando la legge svizzera, su territorio svizzero, mena une cotidiana campagna di odio e di diffamazione contro l’Italia, com’è stato riconosciuto recentemente anche dalla «Neue Zürcher Zeitung». L’Alto Consiglio vorrà certo comprendere l’impressione ehe farebbe in Italia una tale differenza di trattamento. [...] Sur la lettre de Tamaro, Motta a noté: Communiqué au C. F. en séance le 7.7.36.