dodis.ch/46115 Le Ministre de Suisse à Rome, G. Wagnière, au Chef du Département politique, G. Motta1

Le Duce a dû renvoyer d’un jour l’audience qu’il m’avait accordée, à cause de la séance du Sénat à laquelle il a assisté. J’ai donc été reçu hier à 17 heures et je suis rentré à la Légation trop tard pour vous faire rapport sur mon entretien. Il a reçu avant moi tout le Directoire du Parti, une douzaine de fascistes, parmi lesquels les Présidents du Sénat2 et de la Chambre3 en uniforme et bottes à l’écuyère.

Le Duce est venu au-devant de moi et m’a demandé: «Pourquoi partez-vous?» – Il a pris acte des raisons que je lui ai exposées4.

Je lui ai dit que je ne lui faisais pas encore ma visite de congé, mais que nous nous préoccupions des répercussions que les événements actuels pouvaient avoir sur le sort de nos compatriotes en Italie. Je lui ai alors cité une série de petits faits dont vous avez connaissance et qui sont de nature à nous inquiéter. Il s’en est vivement ému et m’a demandé de lui indiquer par écrit les localités où s’étaient produits ces incidents; il télégraphierait immédiatement aux préfets de veiller à ce que les Suisses n’eussent pas à souffrir de la part des fasci ou des autorités locales et donnerait l’ordre de remettre les noms «svizzera» ou «ginevrina» là où on les avait fait disparaître. Nous avons rédigé aujourd’hui-même ce document indiquant brièvement les faits que je vous ai rapportés. Je le remettrai à M. Suvich.

Je lui ai avoué que j’avais été très intrigué des paroles qu’il avait prononcées dans notre dernier entretien au sujet de notre neutralité5. Il m’a répété alors, mot pour mot, ce qu’il avait dit au professeur Barraud6, à savoir que notre neutralité avait couru le plus grand danger et que la Suisse aurait pu se trouver dans la plus grave situation contemporaine après le Sonderbund. Je lui ai rappelé que notre neutralité avait été garantie en 1815 par huit puissances européennes. Il m’a répondu: «Je le sais, mais l’Italie ne l’aurait plus reconnue». Il s’est empressé d’ajouter: «La Suisse s’est admirablement défendue, avec bec et ongles; sa situation était des plus difficiles; elle est entre l’enclume et le marteau et M. Motta a montré beaucoup de courage. Du reste, vous n’auriez jamais pu appliquer les sanctions à cause de la population suisse de langue italienne, comme l’a dit M. Stucki à Genève7, de même que vous ne pourriez jamais appliquer des sanctions à l’égard de l’Allemagne avec vos trois millions de Suisses allemands». Je lui ai fait observer que ces différences linguistiques entre Confédérés peuvent exercer, sans doute, une influence sur leurs sentiments, mais qu’elles ne sont point déterminantes quand il s’agit des intérêts supérieurs du pays. «Les Suisses sont suisses avant tout, quelle que soit la langue qu’ils parlent». Il a bien voulu l’admettre, mais il n’est tout de même pas convaincu, comme la plupart des Italiens, de la force du sentiment helvétique.

Nous avons alors longuement parlé de la question des sanctions dont il m’a dépeint, en termes vifs, l’injustice. «Depuis la guerre, depuis la création de la Société des Nations, la France a envahi le Maroc avec 200 000 hommes de troupe, la Russie s’est emparée de la Mongolie, le Japon d’une partie de la Chine, mais c’est à l’Italie seule qu’on veut appliquer ces mesures indignes». Il s’est montré rassuré au sujet du pétrole dont l’Italie a de larges provisions, comme je vous l’ai mandé. Mais ce qui l’inquiète, ce sont les incidents qui peuvent surgir à l’occasion d’un contrôle et qui peuvent déchaîner une guerre européenne. «Quelle sera, dans ce cas-là, l’attitude de la Suisse?» – Je lui ai répondu que la Suisse proclamerait sa neutralité en invoquant la Déclaration de Londres de 19208. «Cela n’empêche pas, a-t-il répliqué, que l’article 169 peut mettre la Suisse, un jour ou l’autre, dans de terribles embarras. Je ne vois pas comment elle pourrait, dans certaines circonstances, appliquer cet article tout en maintenant sa neutralité».

Je lui ai dit que la Suisse unanime souhaitait l’apaisement du conflit actuel et ne pouvait pas croire à de plus graves complications européennes. Du reste, les propositions Hoare-Laval10 étaient basées, si j’ai bien compris, sur celles que Mussolini lui-même aurait présentées le 16 octobre en termes, à vrai dire, assez imprécis. Il m’a répondu: «Ce projet Hoare-Laval, je ne le connais pas» («non lo conosco»).

Je n’ai pas manqué de lui parler de la fameuse plaque qui devra figurer sur la maison communale de toutes les communes d’Italie. Il m’en a montré le projet qui se trouvait sur sa table. Il comprend trois catégories:

1o Stati sanzionisti

2o Stati sanzionisti con riserve

3o Stati ehe non aderiscono aile sanzioni.

La Suisse figure dans la seconde catégorie. J’avoue que je n’ai pas pu m’empêcher d’exprimer le regret que j’éprouvai de voir le nom de mon pays figurer dans ce document. Il m’a dit qu’il était prêt à faire une 4e catégorie pour la Suisse, afin de la distinguer des autres Etats sanctionnistes avec réserves, mais il a ajouté justement: «Est-ce dans votre intérêt vis-à-vis de la S.d.N., vis-à-vis de Londres et de Paris»?11 J’ai laissé la question sans réponse et je me permets de vous la soumettre. Pensez-vous que nous ayons intérêt à figurer dans une catégorie spéciale, en dehors des autres Etats «sanctionnistes avec réserves»?12

Le Duce estime que l’article 16 devrait être supprimé du Covenant. Nous avons longuement parlé de la S.d.N. et je me suis efforcé de lui expliquer les motifs pour lesquels les petits Etats, après la guerre mondiale, y adhéraient avec tant de conviction. Il m’a répondu: «En cas de danger, la S.d.N. ne vous servira de rien».

Il se montrait très renseigné quant à la situation des Suisses en Italie au point de vue économique. Il m’a dit que les capitaux suisses investis en Italie dans le commerce et l’industrie étaient évalués à 4 milliards de lires13.

Il paraissait de fort bonne humeur et l’histoire de l’Hotel Eden, où les fascistes ont confondu le nom du Ministre anglais avec celui du Paradis terrestre, l’a fait rire aux éclats.

1
Rapport politique: E 2300 Rom, Archiv-Nr. 35.
2
L. Federzoni.
3
C. Ciano.
4
Sur le changement qui doit intervenir à la tête de la Légation de Suisse à Rome, cf. PVCF no 1970, du 27 novembre: Par décision du 8 novembre, le Conseil fédéral a chargé le Département politique de demander l’agrément du Gouvernement italien à la nomination de M. Paul Ruegger en qualité d’Envoyé extraordinaire et Ministre plénipotentiaire de Suisse à Rome. Il résulte d’un télégramme de M. le Ministre Wagnière que cet agrément, retardé par le surcroit de besogne qui incombe, dans les circonstances actuelles, au Ministère italien des Affaires étrangères, vient d’être accordé. Les conjonctures présentes sont telles qu’il est désirable que M. Wagnière reste à son poste actuel jusqu’à la fin de l’année et même jusque dans le courant du mois de janvier prochain. L’installation de M. Ruegger à Rome ne pourrait guère avoir lieu, en effet, qu’à la mi-février 1936 et il est souhaitable que la période pendant laquelle la Légation de Suisse à Rome sera confiée à un Chargé d’Affaires intérimaire ne fût pas trop longue. Le moment est, toutefois, venu de rendre publics la démission de M. Wagnière et son remplacement par M. Ruegger. Il est décidé: 1° de donner un caractère définitif à la nomination de M. Paul Ruegger, en qualité d’Envoyé extraordinaire et Ministre plénipotentiaire de Suisse à Rome; 2° de rendre publiques la démission, acceptée avec remerciements des services rendus, de M. Wagnière et la nomination de M. Ruegger; 3° de laisser au Département politique le soin de fixer le moment du départ de M. Wagnière et de l’installation à Rome de M. Ruegger (E 1004 1/355).
5
Cf. no 190, n.8.
6
Cf. lettre de Wagnière à Motta, du 2 novembre 1935 (E 2300Rom, Archiv-Nr. 35).
7
Cf. surtout no 160 et n. 8.
8
Cf. no 145, n. 6.
9
Cf. no 145, n. 5.
10
Le plan Hoare- Laval, visant le règlement à l’amiable du conflit italo-éthiopien, a été mis au point à Paris le 10 décembre. Ilprévoit l’agrandissement de l’Erythrée et de la Somalie italiennes, l’attribution à l’Ethiopie d’un débouché sur la mer et la constitution dans l’Ethiopie méridionale d’une zone d’expansion économique et dépeuplement réservée à l’Italie. Pour le texte du plan et pour la correspondance échangée à ce propos entre le Secrétariat de la SdN et le gouvernement éthiopien, cf. JO. SDN, janvier 1936, pp. 39ss.
11
Annotation marginale de Motta: Très juste!
12
Annotation marginale de Motta: Non.
13
Soit presque 1,1 milliard de francs suisses. Ce chiffre est sensiblement supérieur à ceux auxquels aboutissent les enquêtes successives effectuées par la Banque nationale. Cf. no 161 et l’annexe au no 216.