dodis.ch/46059 Le Chef de la Division des Affaires étrangères du Département politique, M. de Stoutz, au Ministre de Suisse à Rome, G. Wagnière1

Pour faire suite aux entretiens téléphoniques que vous avez eus avec M. Motta concernant la démarche que vous envisagez de faire auprès du Chef du Gouvernement italien afin de lui signaler la floraison extraordinaire de publications irrédentistes à l’égard du Tessin et des Grisons qui s’est produite ces derniers temps, nous avons l’honneur de vous communiquer sous ce pli, pour votre complète information personnelle, copie de la lettre2 par laquelle M. le Conseiller fédéral Motta, à qui nous n’avions pas manqué de faire part de nos hésitations et de votre point de vue, se prononce en faveur de votre manière de voir.

Nous vous confirmons donc qu’ainsi que M. Bonna vous l’a fait savoir verbalement, rien ne s’oppose à ce que vous demandiez une audience au Chef du Gouvernement italien pour lui parler, notamment, des manœuvres irrédentistes.

En ce qui concerne l’enquête actuellement pendante au Tessin au sujet des agissements de Colombi3 et de ses acolytes, le rapport que nous attendons ne nous est pas encore parvenu. Les Autorités tessinoises nous ont informés que le matériel qu’il s’agit d’examiner est d’une certaine ampleur; elles nous ont donné à entendre que des faits d’une véritable gravité seront probablement mis au jour. Il importe donc que cette enquête se poursuive avec tout le sérieux et le calme nécessaire et que ses résultats soient examinés de très près avant que des instructions précises puissent vous être données. Ainsi que vous l’aurez vu, en revanche, la presse a parlé de cette enquête. Rien ne saurait donc s’opposer à ce que, au cours de votre entretien avec M. Mussolini, vous fassiez allusion à cette enquête et marquiez nettement que son résultat devra sans doute faire en automne l’objet d’une nouvelle démarche de votre part.

Cette deuxième démarche étant annoncée, vous avez le champ libre pour vous plaindre des manifestations d’irrédentisme intellectuel dont nous avons eu à nous occuper ces derniers temps. La simultanéité de ces diverses publications est troublante et donne l’impression qu’un effort a été fait pour persuader au même moment les milieux les plus divers que l’italianité se trouve menacée dans notre pays et que les intérêts vitaux du Royaume s’en trouvent implicitement menacés.

Vous possédez certainement en mains toute la documentation nécessaire pour donner à votre démarche toute la précision désirable. Ainsi que M. Motta le souligne, il est, en effet, indispensable, pour qu’elle n’aille pas à fin contraire du but poursuivi, que la démarche que vous entreprendrez soit parfaitement concrète et suffisamment ferme pour convaincre M. Mussolini que nous suivons de très près ces diverses manifestations d’irrédentisme et que de vagues apaisements ne nous donneront pas le change.

Nous inclinons à penser, pour notre compte, qu’il faudrait tâcher d’éviter, au cours de la conversation que vous allez avoir avec le Duce, de discuter de la «germanisation» du Tessin en elle-même ou des caractéristiques linguistiques du ladin. Ce qui devrait être mis en évidence, c’est le caractère systématique d’une campagne à qui tous les arguments sont bons pour ancrer dans l’opinion italienne l’idée que le Tessin, les Grisons et même le Valais sont des «terres italiennes», sur lesquelles l’Italie aurait le droit d’exercer à tout le moins une emprise morale, et que la Confédération suisse n’est pas une gardienne suffisamment sûre du boulevard alpin de l’Italie pour qu’on puisse s’en remettre à elle du soin de défendre ces régions. Ce caractère d’irrédentisme camouflé est apparent dans maints articles de journaux (Cronaca prealpina, etc.). Il est plus accentué dans les articles de revues destinées à un public plus restreint (revue du Club alpin, Raetia). Il l’est plus encore dans le livre de Drigo4, dont la volonté de «sviluppare questa coscienza tanto nel Regno quanto nelle contermini regioni ehe solo politicamente ora non gli appartengono» est affirmée à la page 16 et qui se termine (page 192) par l’affirmation positive, voilée de certaines précautions oratoires, que les «supremi interessi politici e militari» de l’Italie vont jusqu’à une soi-disant frontière naturelle coïncidant avec la ligne de crête des Alpes. Enfin, cet irrédentisme apparaît dépourvu de tout masque dans les brochures5 distribuées par des anonymes aux abonnés de 1’«Adula», qui s’est empressée, d’ailleurs, de les désavouer.

Ce qu’il s’agit d’obtenir, c’est que le Chef du Gouvernement italien se convainque que, camouflées ou non, ces manifestations d’irrédentisme éveillent nécessairement de graves inquiétudes en Suisse et qu’il importe d’y mettre fin dans l’intérêt de relations italo-suisses confiantes et cordiales, comme il serait nécessaire de mettre un terme aux louches agissements de Colombi et de ses acolytes, au sujet desquels nous ne sommes pas encore en mesure de vous fournir les précisions que nous attendons de l’enquête actuellement en cours.

Nous nous plaisons à penser que M. Mussolini, dont vous avez recueilli à maintes reprises des assurances de loyale amitié à l’égard de notre pays, n’hésitera pas, non seulement à condamner ces nouvelles manifestations d’un état d’esprit qu’il a déjà formellement désavoué, mais à reconnaître la nécessité d’une action immédiate de sa part pour les empêcher.

1
Lettre: E 2200 Rom 22/5. Paraphe: GD. Sur la copie de cette lettre, Motta a noté: Je suis entièrement d’accord avec la teneur de cette lettre. \ [ulpera]17.7.35 (E 2001 (C) 4/102).
2
Non reproduit.
3
Cf. no 133.
4
Intitulé: Claustra provinciae. Problemi delle frontiere italiane (Parte prima: Rezia, Norico, Illirico), Mantero- Tivoli, sans date.
5
Il s’agit de Canti di speranza, signée du pseudonyme de Ambrogio Forni Fontana et de Giornico, d’un auteur anonyme, publiée par /eComitato d’azione irredentista per la Rezia, il Ticino e il Vallese. Les deux brochures ont prétendument été imprimées à Coire, par /aTipografia Retica.