dodis.ch/44869 Le Chef du Département politique, G. Motta, au Chef du Département fédéral des Finances, J.-M. Musy1

Au début de cette année, M. Gustave Ador fut désigné arbitre par les Gouvernements français et espagnol en vue de déterminer si, à teneur de la Convention franco-espagnole, du 7 janvier 1862, les Espagnols établis en France ne pouvaient être exonérés de l’impôt sur les bénéfices de guerre. M. Ador rendit la sentence arbitrale dont nous vous remettons, sous ce pli, la copie.2

Notre Légation en France nous demanda aussitôt d’examiner la possibilité d’invoquer les dispositions de l’article 6 de notre Traité d’établissement de 18823 avec la France pour requérir du Gouvernement français l’extension aux citoyens suisses de l’exemption accordée aux sujets espagnols. Cette proposition fut soumise au Département fédéral de Justice et Police qui nous répondit par le rapport dont vous voudrez bien trouver, sous ce pli, la copie, daté du 21 juillet de cette année.4

Ainsi que vous le verrez, une étude approfondie a conduit le Département à une conclusion négative. En effet, pour étendre aux Suisses, en vertu de la clause de la nation la plus favorisée contenue dans l’article 6 du Traité de 1882, l’exonération due aux Espagnols, il faudrait interpréter cet article 6 dans un sens beaucoup plus extensif que celui que les négociateurs ont évidemment entendu lui attribuer. En plus de cet argument contre l’éventualité d’une démarche auprès du Gouvernement français, surgit également une importante objection dans l’obligation qui nous serait certainement imposée, au cours de négociations, d’accorder un traitement de réciprocité aux Français établis en Suisse.

Nous nous rallions certainement, quant à nous, à l’opinion du Département de Justice et Police et croyons que l’ouverture de pourparlers dans ce sens avec le Gouvernement français n’irait pas sans soulever de sérieuses objections. Toutefois, nous ne nous dissimulons pas, d’autre part, que de gros intérêts sont engagés dans des entreprises de nos compatriotes en France et nous désirerions ne rien omettre pour remédier à leur situation.

Nous venons notamment d’être saisis de deux cas (l’un en Tunisie, l’autre en France) où le fisc réclame à des Suisses le paiement d’un très lourd impôt sur les bénéfices de guerre. Dans l’un de ces cas le montant réclamé s’élève à près de deux millions et l’insistance du fisc a entraîné la faillité du contribuable.

De leur côté, les Gouvernements britannique et italien sont en voie d’aboutir à un règlement dans cette matière en ce qui concerne leurs nationaux en Tunisie, en faveur desquels ils espèrent obtenir l’exonération demandée. Ces Gouvernements paraissent, à vrai dire, disposer d’une base juridique plus solide que la nôtre. Dans ces conditions, et tout en réservant encore ce côté juridique de la question, nous attacherions du prix à ce que votre Département voulût bien, à son tour, examiner celle-ci et nous exprimer sa manière de voir. Nous vous saurions gré, en particulier, de nous faire connaître si votre Département, dans l’éventualité de démarches auprès du Gouvernement français, consentirait à la diminution de ressources qui résulterait de l’exonération en faveur de citoyens français établis en Suisse de l’impôt sur les bénéfices de guerre.5

1
Lettre (Copie): E 2001 (C) 6/14.
2
Non reproduite. La sentence de G. Ador a été rendue le 15 juin 1922.
3
Cet article stipule:Tout avantage que l’une des parties contractantes aurait concédé ou pourrait encore concéder à l’avenir, d’une manière quelconque, à une autre puissance, en ce qui concerne l’établissement des citoyens et l’exercice des professions industrielles, sera applicable, de la même manière et à la même époque, à l’autre partie, sans qu’il soit nécessaire de faire une convention spéciale à cet effet. RO, Tome 6, p. 365.
4
Non reproduit.
5
Dans sa réponse datée du 17 novembre 1922, le Département des Finances estime que: [...] La perception d’une contribution, si elle est incontestablement en rapport avec l’industrie, n’est pas, néanmoins, une mesure touchant à l’essence même de l’activité industrielle. 11 nous paraît qu’à vouloir invoquer l’art. 6 de la Convention précitée, la Suisse ne pourrait obtenir qu’un échec. Au sujet de la question plus spéciale de l’exonération éventuelle, en faveur des citoyens français domiciliés en Suisse, de l’impôt sur les bénéfices de guerre, nous devons vous faire observer que la situation en ce domaine se présente sous un jour tout particulier. En effet, l’impôt sur les bénéfices de guerre n’est plus perçu en Suisse sur les bénéfices extraordinaires réalisés après le 31 décembre 1920. Or, sauf quelques exceptions les taxations des bénéfices de guerre sont terminées et la partie de beaucoup la plus importante de l'impôt est déjà rentrée; le solde non encore recouvré est minime et il est probable qu’au moment où serait conclue – si elle pouvait l’être – une Convention franco-suisse exonérant de l’impôt sur les bénéfices de guerre les citoyens français domiciliés dans notre pays, les dernières contributions recouvrables seraient rentrées, de telle sorte que cette exonération n’aurait plus aucune portée pratique. Dans ces conditions la France ne voudrait certainement pas se contenter d’une réciprocité purement platonique, n’existant que sur le papier. Quant à la question du remboursement éventuel de la somme de plus de frs. 10 000 000.– d’impôts sur les bénéfices acquittés en Suisse par des citoyens français, elle ne saurait faire l’objet d’une discussion. C’est en effet un principe admis universellement en matière fiscale qu’un Etat ne rembourse pas les contributions qui lui ont été versées en vertu de taxations exécutoires. Les demandes de remboursement d’impôt sur les bénéfices de guerre qui ont été adressées par des citoyens suisses ou des corporations professionnelles ont toutes été écartées par les autorités fédérales et on ne comprendrait pas en Suisse que la Confédération accorde à des ressortissants français le remboursement d’impôts qu’elle avait refusé à ses propres citoyens. La réciprocité en ce domaine, sous une forme quelconque, serait donc absolument exclue. Cette considération, ajoutée aux difficultés d’ordre juridique signalées par le Département fédéral de Justice permet de conclure à l’impossibilité matérielle d’aboutir à un accord avec la France dans le sens de l’extension aux citoyens suisses de l’exemption accordée aux sujets espagnols (E 2001 (c) 6/14).