dodis.ch/44542 Le Ministre de Suisse à Rome, G. Wagnière, au Chef du Département politique, G. Motta1

Je me réfère à ma lettre d’hier2, concernant l’attitude du Conseil de la Société des Nations en ce qui a trait à la Suisse. Je tiens à ajouter ici d’autres détails sur cette première session du Conseil3.

Ses débuts sont difficiles, comme il fallait s’y attendre, et pas toujours édifiants. Le grand public qui lit les communiqués de la presse et les nobles discours prononcés par les hommes éminents qui composent le Conseil, n’a sous les yeux qu’une façade d’un édifice qui paraît splendide. Si l’on pénètre à l’intérieur, on découvre des détails moins admirables. Toutes sortes d’intrigues et de compétitions se produisent dans les coulisses et semblent menacer l’édifice dans ses fondements. Après tout, cela n’a rien de surprenant et nous ne devons pas nous laisser décourager. Suivant les mots de l’Evangile, «le monde est dans le tremblement parce qu’il est dans l’enfantement». Il me paraît même que dans ces quelques jours l’œuvre s’est affermie. Peu à peu elle confondra les plus sceptiques. Aujourd’hui MM. Tittoni et Bourgeois ont prononcé l’un et l’autre des discours admirables dont nous aurions pu, nous autres Suisses, souscrire chaque terme. L’idée que la Société des Nations doit être ouverte à tous les Etats et qu’à cette seule condition elle répond à son but et aux vœux de la masse, s’est affirmée avec éloquence et nul n’oserait plus faire entendre sur ce point une voix discordante.

Ce qu’on peut redouter peut-être dans le développement de l’organisme qui vient d’être créé, c’est la prédominance des intérêts matériels. Il faudra lutter ferme contre la tendance des grands Etats et des grandes associations financières et industrielles de transformer la Ligue en un trust d’affaires.

D’autre part il est certain que l’Angleterre, comme je vous le disais dans une autre lettre, cherche à accaparer la direction de l’œuvre entière. La Pologne s’émeut de voir un Anglais, Sir Reginald Tower, qui remplit les fonctions quasi directoriales à Danzig4. C’est aussi un Anglais, le Général Mance, qui est à la tête de la Commission du Rhin, laquelle aura un premier Congrès important après l’assemblée de novembre5. Le Général Mance, me dit-on, est tout à fait favorable à la Suisse6.

L’Italie, de son côté, s’alarme de la mainmise de l’Angleterre, non seulement sur les débouchés de la Méditerranée, mais sur la mer Noire.

Anglais et Italiens dénoncent l’action envahissante de la France dans le bassin de la Sarre, où M. Rault, délégué français, tend à créer une organisation toute française. Ils relèvent en même temps que les Belges ne sont allés à Francfort que sur la promesse de la France de leur donner les Chemins de Fer luxembourgeois.

On s’étonne aussi de l’insistance des Anglais à faire traduire dans leur langue les moindres paroles prononcées au cours des séances où la discussion se poursuit en français, suivant les traditions.

Je n’ai pas à revenir sur les décisions du Conseil dont vous aurez eu connaissance par les Agences. Je note toutefois qu’en ce qui concerne la lutte contre le typhus en Pologne, on avait proposé de faire appel à des contributions d’argent des divers Etats. On a dû renoncer à cette mesure et se borner à des contributions volontaires. C’est là un premier signe des difficultés certaines auxquelles se heurtera la Société des Nations dans la réalisation de son œuvre. Elle aura besoin, pour vivre et pour agir, de moyens financiers qu’il lui sera difficile de se procurer, vu l’opposition des Parlements. C’est ce qui paraît préoccuper vivement M. Tittoni. (Celui-ci m’a prié de passer chez lui demain matin.)

J’attire votre attention sur l’importance qu’il y a pour nous à être représentés dans le personnel du Secrétariat et si possible dans les Commissions de rédaction. L’action de ces organes obscurs est de toute utilité et parfois même décisive.

J’ai pu causer avec M. Destrée, délégué de la Belgique et membre du Gouvernement. Il m’a paru fort découragé. Il regrettait, m’a-t-il dit, tous les espoirs qu’il nourrissait au temps de la guerre et qui se trouvent déçus. Le thème était délicat et je n’ai pas pu obtenir de lui d’autres précisions.

J’ai vu en même que lui le Cardinal Mercier, venu à Rome pour la canonisation de Jeanne d’Arc. Il m’a parlé avec reconnaissance de la Suisse, du bien qu’elle avait fait pendant la guerre et de l’accueil qu’on lui avait réservé sur notre sol pendant la guerre. «J’étais heureux, m’a-t-il dit, de respirer chez vous un air de liberté.» Je crois devoir vous rapporter ces paroles bien qu’elles n’aient rien à voir avec la Société des Nations.

En résumé, malgré les paroles décourageantes de Destrée et l’incident relatif au siège de la Société, je suis plus que jamais convaincu que c’était pour notre pays une nécessité absolue d’adhérer à la Ligue. En entendant développer ce matin par MM. Tittoni et Bourgeois son admirable programme, je me demandais quelle figure notre pays aurait fait dans le monde s’il avait refusé de collaborer à cette œuvre immense.

1
Lettre: E 2001 (B) 8/24.
2
Cf. no 326.
3
Cf. Procès-verbal de la 5e session du Conseil de la Société des Nations, 1920 pp. 2 ss.
4
Remarque manuscrite de Dinichert en marge de cette phrase: nous recevons les échos de cela.
5
Remarque manuscrite de Dinichert en marge de cette phrase: ? le Président est un Français.
6
Remarque manuscrite de Dinichert en marge de cette phrase: c’est exact.