dodis.ch/44110 Le Professeur W. E. Rappard au Chef du Département politique, F. Calonder1

I. Société des Nations.

Quoique les nouvelles que je puisse vous donner dans cette lettre au sujet de cette question capitale soient destinées à n’avoir aucune valeur d’actualité lorsque cette lettre vous parviendra après-demain, je pense que vous ne m’en voudrez pas tout de même de vous faire rapidement le récit des faits qui nous ont déterminés de lancer samedi soir la dépêche pour prier M. Ador de venir tenter à Paris un suprême effort en faveur de notre neutralité.

Vendredi soir, après le départ du courrier, j’ai été revoir le Colonel House qui n’avait pas encore reçu la lettre de Cecil.2 Le lendemain matin, j’ai téléphoné à ce dernier qui s’est montré fort étonné de ce que je lui apprenais, vu qu’il avait rédigé la lettre au sujet de la neutralité suisse l’avant-veille, dès que M. Huber et moi nous l’avions quitté.

Je suis retourné à midi samedi, voir le colonel House et lui remettre la note dont je vous envoie ci-inclus une copie3. Il m’a demandé à qui elle était destinée. Je lui ai répondu que nous serions heureux s’il voulait bien la placer sous les yeux du Président, mais que je tenais beaucoup à ce qu’il en prît connaissance luimême et qu’il me fasse bénéficier de ses conseils.

Je lui rendis compte ensuite des déclarations que le Président Poincaré vous avait faites au sujet de notre neutralité et je lui demandai s’il croyait utile que M. Ador vînt à Paris avant la séance décisive de lundi pour tenter un dernier effort en notre faveur auprès des Français. Il me dit qu’il y réfléchirait et je le priai de bien vouloir me recevoir à nouveau le même soir pour me faire part de son avis. Il voulut bien y consentir tout en m’avertissant qu’il ne croyait guère que le Président Wilson ferait, à la conférence de lundi, la déclaration au sujet de notre neutralité que nous lui demandions. Il ajouta: M. Miller y est opposé et, je crois, Lord Robert Cecil aussi. Je protestai que cela me paraissait invraisemblable, vu que c’est sur le conseil même de Lord Robert Cecil, que nous nous étions permis de faire notre suggestion. Le Colonel House n’insista pas, mais ce qu’il me dit me montra qu’il s’en était remis de nouveau à M. Miller, ce qui n’est guère de bon augure pour nous. Il ajouta d’ailleurs qu’il persistait dans son optimisme, qu’il était sûr qu’on trouverait le moyen d’admettre la Suisse dans la Société des Nations, qu’il avait pris tous ses arrangements en vue de cela et que c’était d’ailleurs aussi l’avis de M. Miller. C’est donc, répondis-je, ou que vous estimez que M. Miller connaît mieux l’opinion publique suisse que moi, ou que vous pensez tous deux que je cherche à vous donner le change? Non! me répondit le Colonel House, je vous sais absolument sincère, mais quelque chose me dit qu’il ne vous sera pas impossible d’adhérer à la Ligue aux conditions qui vous seront faites.

Je retournai voir le Colonel House le même soir, ayant appris dans l’intervalle que le Président Wilson me fixait un rendez-vous pour dimanche après-midi. Le samedi soir, le Colonel House me dit qu’il avait lu et transmis au Président notre mémoire. Sur la tactique à suivre, il ne me donna pas de conseils, puisque, me ditil, vous allez voir le Président. Je me permis d’insister et il me répondit en riant: Tout cela finira bien, j’en suis convaincu, vous ne réussirez jamais à m’inquiéter à ce sujet. («You can’t get me worried about that».) Je le suppliai encore une fois de vouloir bien me communiquer la cause de son optimisme. Il me répondit que c’était pour lui une conviction instinctive.

Je lui demandai ensuite s’il croyait que la présence de M. Ador ici pourrait servir notre cause auprès des Français. Il me répondit: Si, comme vous le dites, votre Président jouit d’une certaine influence auprès du Gouvernement français, je crois que son intervention pourrait être utile et ne sera, en tous cas, pas inopportune. C’est à la suite de cette conversation et après un long entretien avec M. Huber et M. Dunant, que nous prîmes sur nous de vous lancer la dépêche en question.

Entre-temps, on m’avait téléphoné, de la résidence du Président, que ce dernier ne pourrait pas me recevoir dimanche après-midi, mais qu’il me recevrait le lundi matin à 10 heures 45. J’y vais de ce pas et j’espère trouver encore le temps, cet après-midi, pour compléter cette lettre.

Je tenais en tous cas à vous mettre bien au courant des diverses péripéties qui avaient précédé l’envoi de notre dépêche.

Je sors de la séance plénière de la Conférence où le projet de pacte amendé a été adopté à l’unanimité. Le courrier va partir. Je ne puis donc que très rapidement vous rendre compte des principaux événements de la journée.

Le Président Wilson m’a très cordialement reçu ce matin. Il avait attentivement lu notre mémoire et a compris et accepté notre point de vue. Il estime en effet que ce n’est nullement fausser le sens de l’article 21 que de lui donner l’interprétation que nous souhaitons. Pour sa part, il ne fait aucune opposition à notre désir d’entrer dans la Société des Nations en maintenant notre neutralité militaire.

Je lui ai demandé ensuite s’il consentirait à faire publiquement une déclaration dans ce sens, dont nous pourrions ensuite faire état en signifiant notre adhésion au pacte. Il m’a répondu qu’il croyait que cela serait contraire à nos intérêts. Le choix de Genève comme siège de la Société des Nations, dit-il, a suscité contre la Suisse des jalousies dont j’étais loin de prévoir l’ardeur. Vos adversaires ne manqueraient pas de tirer parti d’une déclaration pareille.

Le Président Wilson estime cependant que cette déclaration publique ne nous sera pas indispensable. Ce n’est pas faire une réserve, m’a-t-il dit, que de déclarer votre désir d’adhérer au pacte en donnant à l’article 21 le sens que vous dites. Il suffira que dans les deux mois après l’entrée en vigueur du pacte, vous nous adressiez une déclaration dans ce sens. Comme les Anglais et nous, sommes d’accord pour vous admettre avec votre neutralité, il ne faut pas craindre que la majorité du conseil exécutif soit d’un avis différent.

Le Président Wilson a pleinement approuvé notre idée de vouloir faire intervenir M. Ador auprès de M. Clemenceau avant la séance décisive.

En quittant le Président Wilson, je l’ai encore une fois chaleureusement remercié de toute sa sollicitude pour la Suisse. Il m’a répondu qu’il avait en effet une affection particulièrement chaude pour notre pays.

En rentrant à l’hôtel, j’y trouvai M. Ador à qui, en présence de MM. Huber et Dunant, je fis part de la conversation que je venais d’avoir. M. Ador, qui comprit d’emblée la situation, résolut de voir M. Clemenceau avant la séance. M. le Ministre Dunant avait assuré une entrevue pour 2 heures Zi. Accompagnés de M. Dutasta, MM. Ador et Dunant et votre serviteur, nous nous rendîmes donc à la présidence du Conseil.

M. Ador exposa notre situation et nos vœux avec une clarté, une habileté et une force dont je fus très vivement impressionné. M. Clemenceau ne fit aucune objection quelconque à notre demande. Il est bien entendu, déclara-t-il, que vous gardez votre statut international en entrant dans la Société des Nations. Je l’ai toujours compris ainsi et l’article 21, que vous me citez, couvre en effet entièrement votre cas.4

En sortant de l’entrevue, qui fut fort cordiale, M. Dutasta, qui semblait être bien plus au courant des détails du projet que M. Clemenceau m’assura que la déclaration de son chef, faite en sa présence, pouvait parfaitement être mentionnée dans le message que le Conseil fédéral aura à adresser aux Chambres au sujet de l’entrée de la Suisse dans la Société des Nations. Je ne saurais assez vous dire, M. le Conseiller Fédéral, combien j’estime que nous devons tous nous féliciter de ce que M. Ador se soit laissé persuader de l’opportunité qu’il y avait pour lui à faire le voyage de Paris et du très grand dévouement qu’il a mis à répondre à l’appel du devoir. Grâce à l’amabilité de M. Dutasta, M. Boissier et moi, nous avons pu assister à la séance historique où a été définitivement adopté le projet de la Société des Nations. Vous saurez par les journaux beaucoup plus de détails que je ne puis vous en donner dans cette lettre. Je me bornerai à vous rendre compte très brièvement de quelques impressions. a). Le Président Wilson, que j’avais encore pu attraper avant son entrée dans la salle pour lui rendre compte de l’opinion de M. Clemenceau, ne mentionna pas le cas de la Suisse à propos de l’article 21. Comme il se borna à énumérer simplement les modifications qui avaient été apportées au texte du pacte depuis la dernière séance plénière, il n’aurait pas pu parler de la neutralité suisse sans attirer l’attention de toute l’assemblée et sans l’étonner très vivement. b). Il se borna à mentionner que Genève avait été acceptée comme siège de la Ligue. Il n’ajouta aucun commentaire à la mention de l’amendement nouveau, en vertu duquel le Conseil exécutif pouvait changer le siège si cela devenait nécessaire. Je n’ai aucun renseignement sur l’origine et sur la signification cachée de cet amendement. Je ne manquerai pas de m’en informer et de vous renseigner à ce sujet dès que je le pourrai. c). La déclaration par laquelle M. le Ministre Hymans sacrifia les ambitions de Bruxelles sur l’autel de la solidarité internationale fut très bien accueillie. Je remarquai qu'il ajouta à cette déclaration quelques considérations qui pourraient bien avoir été inspirées par le désir de revenir à la charge, si, en maintenant notre neutralité, nous semblions manquer de notre côté de ce même sentiment de solidarité internationale. Il ne mentionna d’ailleurs nullement la Suisse, mais son langage m’a semblé impliquer une allusion de cet ordre. Je regrette que l’heure m’oblige absolument à interrompre ici ce rapport.

1
Rapport: E 2001(B) 1/82.
2
Cf. no 352.
3
Cf. no 355.
4
Cf. no 369, annexe.