dodis.ch/43795
L'Adjoint à la Division des Affaires étrangères du Département politique, Ch. E. Lardy, au Chef du Département politique, F. Calonder1

RÔLE ÉVENTUEL DE LA SUISSE DANS LA SOCIÉTÉ DES NATIONS

Les questions territoriales ont été jusqu’ici entièrement dominées en Suisse par trois points de vue: l’intérêt militaire, la question religieuse, celle des groupements linguistiques.

1. Les raisons stratégiques ont cessé d’exister pour la Suisse. La guerre a prouvé qu’un petit pays comme le nôtre n’est en tous cas pas en état de résister aux attaques de ses voisins. Dans ces circonstances, quelques mètres de plus ou de moins ne jouent plus un rôle dominant. Il suffit, au point de vue stratégique, que les frontières soient établies d’une manière commode pour le transport des troupes et l’observation du terrain et qu’elles soient disposées de façon à éviter le risque d’un coup de main trop facilement exécuté sur un point de notre territoire.

2. Les questions religieuses ne jouent plus un rôle brûlant. Les protestants ne redoutent plus les catholiques, qu’ils considèrent au contraire comme des soutiens des partis bourgeois.

3. La question des langues reste brûlante. Elle se complique par le fait que les groupements linguistiques se sont unis en groupements politiques de sorte que notre pays est nettement divisé: les partis politiques recrutés naguère dans toutes les parties de la Suisse servaient de ponts entre les diverses régions linguistiques; ce n’est plus le cas: la langue et les idées forment bloc. Les Suisses de langue allemande visent avant tout à un développement économique et on les accuse d’être enlisés dans la «Realpolitik», les Suisses romands songent principalement à prendre une position morale, et à resserrer leur contact avec les idées libérales de la Suisse théorique. La tendance des Suisses romands consiste à adopter les idées de l’Entente, sans se préoccuper de l’avenir économique de la Suisse. La tendance des Suisses allemands consiste à développer l’avenir économique de la Suisse, sans se préoccuper de sa position morale dans la nouvelle Europe.

En présence de ce dualisme, comment développer la Suisse?

a. Il faut écarter toute solution qui ressemble de près ou de loin à de l’impérialisme. Personne en Suisse n’en veut.

b. Il faut écarter une solution exclusivement économique, car elle se heurterait à l’opposition de la Suisse française.

c. Il faut écarter une solution qui diminuerait notre prospérité matérielle, car elle se heurterait à l’opposition de la Suisse allemande.Ceci posé au point de vue intérieur, voyons ce qui serait utile au point de vue international.

Notons d’abord que, dans la future Société des Nations, les grands pays vont se répartir les grands rôles: l’Angleterre contrôlera le tonnage, l’Amérique les matières premières. Les nations qui ne sauront pas s’attribuer un rôle seront considérées comme des parasites; on les tolérera sans les estimer.

1. Il faut donc avant tout donner à la Suisse un rôle dans la future Société des Nations, un rôle qui nous soit confié par les Puissances et qui n’éveille chez elles aucune susceptibilité ni méfiance.

Ce rôle doit augmenter notre prestige et imposer aux Puissances de l’Europe la reconnaissance de notre Raison d’Être.

2. Il faut en second lieu chercher à augmenter l’influence matérielle de la Suisse et pour cela ne pas craindre des augmentations de territoire. Car il est avéré qu’un pays étendu a plus de ressources et plus d’influence, plus de possibilités de développement, plus de poids dans le monde.

3. Enfin, puisque la victoire est entièrement aux Alliés, il ne faut pas chercher un agrandissement à leurs dépens, mais marcher en plein accord avec eux et si possible se faire forcer la main par eux, leur faire croire que nos désirs sont les leurs et que nous ne faisons qu’exécuter leur volonté.La situation théorique ainsi déterminée, voyons non pas quelle serait la solution idéale, mais ce que nous pourrions, peut-être, réaliser pratiquement.

1. Le Vorarlberg: la France nous en a parlé dès le commencement de la guerre; M. de Billy à M. Lardy en 1914; elle nous en parle encore: M. de Lacroix à M. Lardy la semaine dernière; TAmérique s’en occupe: le délégué de la Croix-Rouge américaine à M. Lardy il y a un mois; M. Page à M. Wagnière; l’Italie y songe: M. Sonnino à M. Wagnière le 21 Novembre.

2. Le Tyrol allemand: il y a déjà des propositions nettes; l’Italie en a parlé (Orlando à Wagnière, 23 octobre)2. L’Amérique aussi. Nous savons que nous rendrions à l’Italie un immense service en occupant toute la région allemande du Tyrol et en la séparant ainsi de l’Allemagne. Si rien de positif n’a été offert, des possibilités sont cependant ouvertes.Ces éventualités d’agrandissement rentrent-elles dans notre cadre?

1. Le Vorarlberg tout seul ne présente pour nous aucun intérêt. Sa possession n’augmente guère notre territoire et nullement notre influence. Si l’on y joint le Tyrol, la situation change du tout au tout. La possession de cette région nous permettrait d’assumer la mission de gardiens des passages des Alpes. La Suisse accepterait de la Ligue des Nations cette garde; elle devrait sans doute subir en même temps une foule de restrictions de son droit de souveraineté, infiniment plus graves que celles de la Convention du Gothard; mais elle devra en subir en tous cas et de tout genre et elle reprendrait en Europe une fonction qui la rendrait indispensable et lui donnerait le prestige qui lui manque.

2. Il va sans dire que les offres qui nous seraient faites ne seraient pas platoniques. Nous courons le risque de voir notre intégrité territoriale mise en discussion dès que nous accepterons l’idée d’une modification quelconque de nos frontières. Si l’Italie était disposée à nous favoriser, ce serait parce qu’elle a quelque chose à nous prendre: le Tessin. Je crains que, dans le cours des temps, nous perdions en tous cas, au moins en partie le Tessin. C’est une opinion discutable. Si on l’admet, on peut estimer préférable de céder cette région dans des circonstances qui nous permettraient de mettre ce sacrifice de notre part en valeur. Si on ne l’admet pas, il y a lieu quand même d’examiner la question de savoir si la cession de tout ou partie du Tessin se justifierait.

Il y a trois abandons à prévoir: nous pourrions céder le Sottoceneri ou le Tessin au sud de Bellinzone ou même ne conserver qu’Airolo. Pour nous gagner la France, nous lui abandonnerions tous nos droits sur la Savoie. En compensation, nous demanderions la sortie des tunnels de l’Europe centrale, c’est-à-dire Domodossola et Chiavenna. Nous serions ainsi les gardiens du Simplon, du Gothard, du Splügen et du Brenner.

3. Nous ne touchons pas ici les questions de rectifications de frontière avec l’Allemagne, que nous considérons comme en dehors de ce cadre, et comme représentant seulement des points de détail: la route à l’ouest de Bâle, Büsingen, Constance. Cette solution a-t-elle des chances d’être admise par l’Entente? A mon avis, elle en avait, en ce qui concerne le Vorarlberg et le Tyrol, il y a peu de semaines. Il n’est nullement certain que l’Entente serait encore disposée aujourd’hui à entrer dans cet ordre d’idées, car nous voyons l’Italie coloniser le Tyrol allemand avec ardeur. Ce sont des choses qu’on ne doit pas laisser dormir. Nous avons fait comprendre que nous ne désirions rien. C’est une excellente attitude officielle, mais qui se serait parfaitement conciliée avec une propagande intense en sous-mains. Si nous désirions que cette solution intervînt, il faudrait que nous l’arrosions comme une plante délicate et que, derrière notre indifférence officielle, nous fassions naître des sympathies, des articles de presse, des conversations de personnes non officielles avec les gens influents. Si nous ne nous livrons pas à ce travail politique, il est évident que nous n’obtiendrons rien du tout, car on n’offre jamais sur un plateau les choses. Pour arriver à quelque chose au point de vue international, il faudrait se décider d’abord et, une fois le plan adopté, agir en conséquence et en sous-mains.

En ce qui concerne Chiavenna et Domodossola, une solution favorable ne serait possible qu’à deux conditions: 1. la Suisse devrait cesser d’être une nation militaire, c’est-à-dire accepter des conditions de désarmement qui soient suffisantes pour détruire la méfiance italienne, tout en restant en état de défendre les passages alpestres. 2. L’idée théorique de la garde des Alpes devrait sourire à Wilson et être appuyée par lui.Cette solution est-elle acceptable à l’intérieur? C’est beaucoup plus difficile.

1. Nous sommes si conservateurs que nous ne voulons jamais rien changer à nos formules. La formule de 1815 est encore considérée chez nous comme la panacée universelle: c’est un point de vue qui n’est pas sans danger, et il faudrait que la Suisse romande, qui est assoiffée du désir d’un esprit nouveau le comprît: un pays incapable de se développer, de se transformer n’est plus viable.

2. Les Suisses romands accueilleraient avec indignation une augmentation de population germanique: Pour y obvier, il suffirait probablement que la France et l’Italie fissent comprendre à la presse romande qu’il y a là un intérêt de l’Entente, appuyé par elle. Mais il serait indispensable de faire jouer ce violon-là.

3. La Suisse allemande serait peu sympathique à cette augmentation de territoire, qui n’est pas une augmentation de richesse. Mais les éléments que nous nous ajouterions sont des éléments d’ordre, ce qui n’est pas sans valeur. En outre, ce sont des populations agricoles, qui nous aideront à nous passer de l’étranger.Pour résumer, la solution envisagée offre de grosses difficultés à l’intérieur en ce sens que, par routine, par particularisme linguistique et par «Realpolitik» elle sera combattue.

Elle présente une énorme difficulté politique: l’éventualité de la perte du Tessin. Mais elle offre de grands avantages à l’extérieur, parce qu’elle accroîtrait considérablement la Suisse sans aucune tendance impérialiste ou militariste et surtout parce qu’elle lui donnerait dans le monde nouveau la possibilité d’assumer une mission nouvelle et un prestige nouveau.

Les bons arguments contre cette solution sont: le problème linguistique et la perte du Tessin. Les mauvais arguments sont: la peur d’une augmentation territoriale et le désir de ne pas faire de politique internationale.

1
E 2001(B) 1/81.
2
Cf. rapport politique de Wagnière du 23 octobre 1918; non reproduit, E 2300 Rom, Archiv-Nr. 19.