dodis.ch/43494 Le Ministre de Suisse à Paris, Ch. Lardy, au Chef du Département politique, A. Hoffmann1

Personnelle et confidentielle

Il m’a paru utile de raconter ce matin à M. Jules Cambon la visite, que sur son conseil, j’avais faite mardi dernier 7 novembre, à M. Briand pour l’entretenir des trois questions principales alors pendantes en matière économique entre les Français et nous:

1° - Entraves à nos envois de blé des ports méditerranéens vers la Suisse;

2° - Fourniture de tourteaux à la Suisse pour diminuer nos exportations de bétail vers l’Allemagne;

3° - Acheminement vers la Suisse sans consignation à la S.S.S. des soies en cours de route.

J’ai remercié M. Cambon de son conseil, car je lui ai dit avoir constaté que M. Briand avait fort bien compris la situation de ces trois affaires, avait paru s’y intéresser et avait paru vraiment désirer nous donner satisfaction.

M. Cambon a eu, de son côté, l’air heureux de ce résultat; il a pris des notes pendant toute notre conversation et m’a promis qu’il suivrait ces trois affaires et en parlerait aujourd’hui même soit avec les chefs de service, soit probablement aussi avec M. Briand.

En ce qui concerne les soies, je lui ai dit que je n’avais pas encore reçu la réponse négative annoncée hier à un intéressé par M. Gout; il m’a semblé que M. Cambon avait le désir d’empêcher la transmission de cette réponse négative.

Quant aux tourteaux, M. Cambon m’a répété que leur refus à la Suisse était à son avis «stupide» et qu’il l’avait écrit officiellement.

Un quart d’heure avant de me rendre chez M. Cambon, j’avais reçu le courrier de Berne - arrivé avec un assez fort retard par suite d’un accident de machine près de Melun. Ce courrier m’a apporté la copie de la note des Alliés du 7 novembre2.

M. Jules Cambon m’a dit qu’il ignorait cette note et qu’il n’avait, à aucun titre, collaboré à sa préparation ou à sa rédaction. Je lui ai dit que j’avais simplement reçu le texte, sans instructions; que j’aurai évidemment à lui en reparler, mais que précisément, parce que j’étais sans instructions, je me permettais de lui dire comme ami, que cette lettre me semblait une erreur politique; venant s’ajouter aux trois questions dont nous venions de parler, cette note, raide dans le fond et dans la forme, risque de faire beaucoup de mauvais sang, d’exciter l’opinion publique dans toutes les parties du pays et d’obliger les gens qui désirent d’amicales relations entre nous, à recommencer péniblement à remonter la pente, alors qu’il semblait vraiment s’être produit peu à peu un mouvement de rapprochement dans la Suisse entière. A mon avis, ce n’est pas en brusquant la Suisse qu’on améliorera les relations et ce n’est pas la bonne manière de prendre les Suisses.

M. Jules Cambon, qui connaît mes sentiments envers lui et mon désir de bonnes relations franco-suisses, m’a paru un peu impressionné et même ennuyé de ce que je disais; il a répété qu’il n’était pour rien dans cette note et qu’il partageait absolument et sans réserves mon opinion que, vis-à-vis de la Suisse, la bonne manière n’est pas de brusquer. Je lui ai alors dit que je pouvais risquer de lui faire part, à lui personnellement, de ce que vous m’aviez écrit au sujet de la véritable portée de l’accord germano-suisse dans une lettre autographe, écrite à bâtons rompus, entre des audiences incessantes; je lui ai donné lecture d’extraits de votre lettre du 31 octobre/2 novembre3 que j’avais préparés en traduction, en supprimant l’en-tête, la fin et les passages qui étaient à mon usage personnel. M. Cambon a été fort intéressé par cette lecture et je lui ai finalement laissé mon extrait; il a promis de me le rendre et il a été entendu que je l’avais donné à M. Cambon seul. Evidemment, le Secrétaire général du Ministère des Affaires étrangères en aura connaissance, mais je pense que votre but était que le sens de votre lettre et vos explications fussent connus ici. M. Cambon m’a paru comprendre pourquoi nous ne pouvions pas donner le chiffre par exemple des quantités de pommes de terre à importer ou de vaches à exporter puisque cela peut exciter l’opinion publique et surtout exciter les appétits commerciaux des vendeurs. M. Cambon a répété que toute l’année il avait à lutter contre des bureaux où l’on n’a pas le sens international, où l’on croit que les relations extérieures se manœuvrent comme un chef de bureau manœuvre à l’intérieur du pays; ces bureaux, qui ne connaissent pas le tempérament des pays étrangers, font toute l’année des maladresses ou des difficultés.

Hier soir, j’ai reçu la visite d’un des principaux collaborateurs du journal Le Temps qui, en apprenant par les télégrammes d’agences la remise de la note des Alliés, est venu m’offrir de publier dans son journal, sous la forme que nous désirerions, ou qu’il nous proposerait, quelques articles sur les relations commerciales franco-suisses. Je lui ai exposé les trois questions: transports, tourteaux et soies en cours de route; il s’est déclaré prêt à rendre compte de notre point de vue sous forme de lettres de Marseille pour les tourteaux ou les transports etc. et a paru convaincu que l’opinion française serait avec nous, qu’il suffisait de l’éclairer et que puisque M. Briand avait paru bien disposé, il pouvait même être utile, au point de vue de M. Briand, qu’il fût soutenu dans la presse française contre des comités maladroitement zélés.

Désirez-vous que j’entre dans cette voie?

Les trois questions, tourteaux, soies, transport de blé disparaissent quelque peu devant la note des Alliés et M. Briand pourrait trouver que nous avons tort de les lancer dans la presse alors qu’elles sont pendantes devant lui.

Mon interlocuteur est d’avis que les neutres devraient être beaucoup plus fermes et ne pas se gêner de défendre leur point de vue, sinon, certains militaires ou certains bureaux croiront toujours davantage qu’ils peuvent tout se permettre.

1
E 2300 Paris, Archiv-Nr. 69.
2
1.Cf. rf 218.
3
Non retrouvé.