dodis.ch/42587 Le Ministre de Suisse à Paris, Ch. Lardy, au Chef du Département des Affaires étrangères, A. Lachenal1

Votre télégramme d’hier midi2 m’est parvenu vers 5 heures du soir et j’ai eu et je conserve l’impression que je ne dois pas faire une démarche auprès de M. Ribot. C’est lui qui a lâché pied en 1892 après les assurances écrites qu’il nous avait données dans sa note du 20 juillet 18923 «de faire loyalement tout ce qui dépendra de lui pour assurer le succès» assurances dont nous avions solennellement pris acte par note du surlendemain.4 Au point de vue de la fermeté j’ai plus confiance dans M. Hanotaux que dans M. Ribot. Je risque de me faire répondre d’avoir à m’adresser au Ministre des Affaires étrangères.

Je risque aussi d’avoir l’apparence de chercher par mes supplications à obtenir un accord. J’estime qu’il ne faut pas récriminer ou formuler des plaintes vaines; dans ces conditions, tout vu tout pesé, il me paraît qu’une démarche serait soit dangereuse soit inutile ou humiliante.

Quant à voir M. Lebon, je pense que M. Hanotaux serait très froissé de cette démarche de ma part, car M. Hanotaux est plus ancien que lui comme âge et comme entrée dans le ministère.

Il est difficile pour des Suisses de se placer tout à fait dans la peau d’un Français. Pour un Suisse, de petites habiletés comme de prétendre que le Conseil des Ministres a été nanti de la question, alors qu’il ne l’a pas été est une contre-vérité blâmable. Pour un homme politique français cela n’a rien de révoltant comme procédé. Pour les Suisses quand une base de négociations a été posée, il semble tout naturel de s’y tenir fidèlement; pour un homme politique français, obligé toute l’année de louvoyer vis-à-vis de tout le monde, ce que nous considérons comme un manque de foi, peut être appelé une nécessité politique, et vis-à-vis du Siam, vis-à-vis de la Belgique ces procédés ont réussi à M. Hanotaux. Il n’est pas mauvais qu’on sache que nous ne sommes pas des Belges. Il y a dans tout cela une conception du sens moral différente chez nous et chez nos voisins de l’Ouest, différence de conception qui s’est manifestée en 1892 comme cette année et qui est combinée dans une certaine mesure avec la pusillanimité des gouvernants français vis-à-vis du Parlement. Il serait tout à fait exagéré à mon avis de considérer M. Hanotaux comme ayant agi de mauvaise foi et avec une préméditation de six mois, du moins je dois le supposer parce qu’il est trop maladroit de se mettre en contradiction directe avec des bases solennellement promises. Du moment où le Conseil fédéral était résolu à ne pas s’écarter de ces bases, l’essentiel était, sans en arriver à de gros mots, de choisir le moment précis où notre partner était en faute, avait une posture défavorable, pour établir les situations respectives et nous mettre, nous, en bonne posture. C’est, je le crois, ce qui a pu être fait vendredi par la remise de notre note5 acceptée sans colère et même sans discussion.

J’aurais difficilement pu résister, samedi après-midi, lorsque M. Barrère est venu Vous voir6 et lorsqu’il a fait mine de se retirer sans dire un mot des négociations commerciales à lui demander ce qu’il rapportait de Paris et ce qu’il pensait de l’attitude de son gouvernement en regard des deux notes qu’on l’a chargé de remette en décembre dernier. Ici je n’ai eu que l’écho par M. Hanotaux des instructions données à M. Barrère qui en retardant et en prolongeant son séjour à Paris et en se taisant avant-hier vis-à-vis de Vous, semble beaucoup vouloir tirer son épingle du jeu.

En résumé, j’ai écrit à M. Hanotaux samedi que s’il voulait me parler il n’avait qu’à me faire appeler. Je crois que du moment que nous maintenons sans phrases et irrévocablement notre base de décembre il faut que j’attende qu’on m’appelle, et éviter d’avoir l’air d’être désolé de ce qui se passe.7

1
E 13 (B) /183.
2
Non reproduit.
3
Cf. E 13 (B)/181.
4
Ibid.
5
Non reproduite.
6
Note de Lachenal en marge de la lettre: C’est la veille que j’ai eu un entretien avec B. sur ce point, que je lui ai dit l’impression désastreuse produite par l’attitude du gouvernement français et que j’ai ajouté que je le plaignais beaucoup d’avoir à faire des communications qui ne sont plus du tout d’accord avec la base de décembre.
7
Remarque de Lachenal en marge de la lettre: C’est justement pour ça que je n’ai rien dit à Barrère.