dodis.ch/42586 Le Ministre de Suisse à Paris, Ch. Lardy, au Département des Affaires étrangères, A. Lachenal1

J’ai eu l’honneur de recevoir cette nuit Votre télégramme de hier soir à 8 heures.2 M. Hanotaux n’est rentré au Ministère qu’à 4 heures ayant déjeuné en ville. J’ai utilisé ce délai pour aller voir M. Trarieux, Ministre de la justice, avec lequel m’unissent de très anciennes relations; je lui ai dit que je venais parler à Monsieur Trarieux et non pas au membre du gouvernement, qu’ainsi le Ministre de Suisse n’avait pas vu le Garde des Sceaux. M. Trarieux est un homme sûr. Je lui ai exposé la situation et lui ai donné à lire les deux lettres de Barrère des 6 et 24 décembre3; je tenais à ce qu’un membre du gouvernement fût en situation, le moment venu, de demander si l’on doit en arriver à une rupture ou à un ajournement des explications et des textes. Au cours de la conversation j’ai constaté que M. Hanotaux n’avait pas nanti hier le Conseil de la question suisse. Il faut donc supposer qu’en parlant du Conseil, M. Hanotaux a entendu parler des Ministres spéciaux des finances et du commerce. M. Trarieux pense d’ailleurs que M. Hanotaux désire sincèrement aboutir, et que s’il nous demande quelques concessions à l’entrée en Suisse, c’est qu’il ne peut pas faire autrement, attendu que nul ne se met sans y être contraint et forcé en contradiction avec des assurances formelles données en son nom et aussi explicites que les deux notes dont il s’agit.

A 4 heures, j’ai vu M. Hanotaux et lui ai exposé le sens de Votre télégramme, puis j’en ai donné le texte par fractions au cours de la conversation en échelonnant les arguments et en les commentant.

Le Ministre n’a pas songé un instant à contester les engagements pris en décembre. Il a seulement fait observer qu’en cours de négociation il avait été peu à peu amené plus loin qu’il ne supposait alors, en ce qui concerne les concessions à l’entrée en France; qu’en faisant son compte il a pris peur de ne pas pouvoir faire passer ce qu’il a concédé à la Suisse; toutes ces concessions il les maintient et Barrère est parti hier matin avec l’autorisation d’accorder tous les détails des définitions administratives dans le sens désiré par la Suisse; mais, pointage fait, la majorité est trop incertaine, ce serait trop risquer de se présenter sans avoir quelque chose à opposer à ceux qui crieront très haut que la France n’a rien obtenu et a seule donné. «Suppliez le Conseil fédéral», a continué M. Hanotaux, «de comprendre que je ne lui demande rien pour mon plaisir ou par vanité de négociateur, mais pour sauver ce que je Vous ai concédé. Si nous devons échouer, j’en serai plus désolé que qui que ce soit en France; quand j’ai pris le Ministère des Affaires étrangères je n’étais pas de très bonne humeur à Votre égard. Vous avez dû le remarquer, je suis arrivé peu à peu à comprendre, je l’avoue modestement, qu’il y avait des choses que j’ignorais; j’ai compris que les intérêts généraux de mon pays n’étaient pas identiques avec l’addition des intérêts privés de la majorité des membres du Parlement, c’est pour cela que je suis devenu un partisan résolu de l’entente avec Vous; il m’a fallu du temps et des efforts sur moi-même et du travail pour y arriver. Tout calcul fait j’ai peur d’échouer, si le Conseil fédéral ne donne pas quelque chose à l’entrée en Suisse. Il Vous télégraphie qu’il ne veut pas la chute du Cabinet ni forcer à tout prix les choses; il a raison, ce que je demande est le minimum nécessaire pour que la lutte soit entreprise avec chance de succès. Demandez au Conseil fédéral de ne pas faire une question de principes d’une question de chiffres et d’intérêts matériels. Si nous sommes obligés d’ajourner (et l’ajournement est forcé si nous n’aboutissons pas d’ici à trois jours) c’est, je Vous l’ai déjà dit, et je le crains, un ajournement d’une année, même si je reste aux Affaires étrangères. Une année, c’est quelque chose pour Vos exportateurs, ce que nous demandons de Vous est essentiellement fiscal. Barrère a l’ordre de Vous parler seulement des vins en bouteille, des gants de peau, de l’horlogerie pour laquelle, en bonne foi, l’arrangement de 1892 a toujours été dans notre pensée, pour l’entrée en Suisse comme pour l’entrée en France, les savons ordinaires, les huiles en bouteilles dont j’ai besoin pour détacher des agraires quelques méridionaux, les parfumeries et, je crois que j’avais mis sur la liste la quincaillerie fine, mais je crois l’avoir abandonnée à la dernière heure. La Suisse ne produit ni gants de peau ni huile d’olives, j’abandonne la Convention littéraire et tout le bagage accessoire, j’abandonne, le cœur saignant, les tissus de laine. Je reconnais les grands sacrifices que Vous faites, mais j’en fais aussi qui me coûtent beaucoup. La réouverture immédiate du marché français vaut bien quelques sacrifices d’argent de la part de M. Hauser (prononcez: Osère). Je pense que Barrère est en train d’expliquer aujourd’hui tout cela au Conseil fédéral et réussira à le convaincre que si je m’écarte sur ces cinq ou six points de la base consentie en décembre, c’est parce que je ne peux pas faire autrement.»

En allant au Ministère, j’avais passé chez le concierge de M. Barrère, lequel au dire du concierge, venait de sortir depuis quelques minutes. Je l’ai dit à M. Hanotaux qui avec sa vivacité ordinaire a bondi, a fait venir un attaché et a appris que M. Barrère serait parti hier matin.

J’avais préparé sous forme de note verbale une paraphrase de Votre télégramme de cette nuit, et j’ai demandé à M. Hanotaux s’il aurait une objection à ce que je lui laisse le résumé de mes déclarations verbales des derniers jours et d’aujourd’hui. M. Hanotaux a commencé par répondre qu’il serait toujours assez tôt de lui donner cela par écrit; j’ai répondu que je n’avais aucun ordre de lui remettre une communication écrite, mais qu’il pourrait y avoir quelque utilité à ce que ses collègues du Conseil connussent l’état d’esprit du Conseil fédéral par un texte venu de Berne, mais que j’avais pris sur moi d’atténuer sur quelques points. M. Hanotaux m’a répondu: «Je vous ai parfaitement compris, j’aurais fidèlement raconté notre conversation dont Votre note verbale est le résumé, en ce qui Vous concerne. Laissez-moi la note verbale avec l’espoir que ce que je Vous ai dit et que ce que M. Barrère dira aujourd’hui ou demain à Berne agira sur le Conseil fédéral et l’amènera à ne pas rester sur le terrain d’un principe, mais sur celui de l’intérêt bien entendu. Je ne me fais pas d’illusions, le Cabinet sera remanié cet automne; j’ignore si on voudra encore de moi et j’ajoute que si l’on voulait de moi il y a certaines combinaisons dont je ne voudrais pas être le prisonnier. Vous savez qu’au début de la Présidence de M. Félix Faure, lorsque la combinaison Bourgeois a échoué, il s’en est fallu de peu qu’au lieu d’un Ministère Ribot il n’y eu un Ministère Méline; cela peut revenir, Méline est de très mauvaise humeur ces temps-ci; il pratique de plus en plus la théorie: «Je suis leur chef donc je les suis», il prend peur dès qu’un des siens demande un relèvement de droits et s’empresse d’appuyer sa demande. Il n’est pas impossible qu’il soit forcé d’accepter le Ministère; ou Méline, ou les radicaux. Je ne peux pas me faire valoir mais Vos industriels gagnent un an en traitant avec moi au prix d’un sacrifice minimum pour Votre fisc et de l’abandon d’un mot à effet: «Nous ne donnons rien aux Français.»

Vous trouverez copie sous ce pli de la note verbale que j’ai laissée à M. Hanotaux.4 J’ai pris sur moi de remettre un texte écrit sur la gravité des circonstances. J’ai cru devoir atténuer la phrase finale. Le temps manquait absolument pour Vous consulter. Je vous répète que je crois M. Hanotaux désireux de conclure parce qu’une entente avec nous est un succès pour lui et parce qu’il nous a accordé extrêmement peu. Mais si contre mon impression personnelle, il joue une comédie, il était bon que la situation fût précisée dans un texte.

1
Lettre: E 13 (B)/183.
2
Non reproduit.
3
Cf. Non reproduites.
4
Non reproduite.