dodis.ch/41490Le Conseil fédéral au Ministre de Suisse à Paris, Kern1

[Congrès européen et neutralité suisse]

Le Conseil fédéral a reçu la lettre2 que Sa Majesté l’Empereur Napoléon lui a fait remettre pour convier la Confédération suisse, comme d’autres États, à participer à un Congrès européen. Le Conseil fédéral a accueilli avec l’attention qu’elle comportait une ouverture de cette gravité, susceptible de déployer d’aussi salutaires effets dans les relations internationales. Il fixe votre attention sur les observations qui suivent, propres à vous expliquer le sens et la portée de l’assentiment qu’il a donné à la proposition impériale.3

Appelé à s’associer au projet d’un Congrès international, le Conseil fédéral ne pouvait ni ne voulait laisser échapper l’occasion qui était offerte à la Suisse de pouvoir elle-même défendre ses droits et ses intérêts. Mais en accueillant l’idée avec empressement, le Conseil fédéral doit, en ce qui le concerne, réserver, quoique se comprenant d’ailleurs de soi-même, le caractère général et européen de la réunion, indispensable pour réviser des dispositions de traités, pour les confirmer, pour les modifier, ou pour en créer de nouvelles. Les antécédents de la Suisse, sa constante neutralité fondée sur l’histoire, sur la nature et sur les traités, l’obligation d’observer scrupuleusement une marche politique droite, indépendante, égale et juste envers tous, impliquent une pareille réserve, alors même que nous nous abstiendrions de la mentionner.

Une réunion d’États librement consentie suppose, en outre, pour chacun d’eux la faculté d’accepter ou de ne pas accepter, sous sa responsabilité, les stipulations qui peuvent intervenir. Le Conseil fédéral entend maintenir, pour les résolutions qui concerneraient la Suisse, cette liberté qui n’a jamais été contestée, réservant pour l’autorité supérieure de la Confédération le droit de donner ou de refuser son consentement, suivant ce qui lui paraîtra juste et convenable.

Enfin, si le Congrès a lieu, le but qui lui est assigné serait de travailler à l’affermissement de la paix générale par une révision des traités de 1815. Ces traités contiennent les bases du droit public européen. Pleinement en vigueur en ce qui se rapporte à la Suisse, ils en ont fixé les limites et le territoire; ils ont proclamé sa neutralité, son indépendance et son intégrité comme étant dans les vrais intérêts de l’Europe; ils ont posé des garanties en sa faveur; ils ont voulu lui donner une frontière forte et militaire pour pouvoir être défendue avec succès. Se mouvant, dès lors, sans entraves dans la sphère qui appartient à tous les États indépendants, la Suisse a fait usage de son droit de libre constitution et n’a eu qu’à se féliciter de l’état de choses inauguré par la volonté nationale.

Mais ces traités ont subi en quelques parties des atteintes ou des modifications plus ou moins profondes, et l’on ne saurait disconvenir que pour consacrer l’existence des unes, ou pour approprier certaines dispositions aux progrès de la civilisation et aux besoins des peuples, on ne puisse songer à les revoir avec avantage. Toutefois, le Conseil fédéral n’a pas à aborder ce terrain général, il doit s’en tenir à ce qui touche particulièrement la Suisse. Ici, les considérations qui ont motivé les garanties données à notre pays et qui étaient fondées sur des intérêts permanents et du premier ordre, subsistent avec la même force. La Suisse, de son côté, s’est fait un devoir d’accomplir toutes les obligations qui lui incombent et les Hautes Puissances n’ont pas manqué de le reconnaître chaque fois qu’il leur en a été fourni l’occasion. C’est ce qui a eu lieu, en particulier, lors de leurs réponses à la notification du 14 mars 18594 touchant la neutralité de la Suisse, et postérieurement encore. C’est donc avec la ferme conviction que les mêmes principes trouveront, s’il le faut, la même consécration, que le Conseil fédéral verrait un Congrès aborder cet important sujet.

Mais il est un point spécial qui doit avoir ici sa mention, c’est la neutralisation de la Savoie. Les traités établissent à deux reprises la neutralité de quelques parties de la Savoie en la comprenant dans celle de la Suisse. L’étude consciencieuse faite par nous, à réitérées fois, des motifs qui ont engagé les signataires des traités à créer une pareille situation, montre qu’ils sont partis de considérations politiques et militaires qui ont aussi conservé leur valeur pour la Suisse et pour l’Europe.

Les faits ont, dès lors, changé d’aspect; les rapports qui ont amené la création conçue à cette époque sont profondément modifiés.

Le droit subsiste assurément; mais la garantie qui devait en résulter pour la Suisse diffère essentiellement aujourd’hui de celle qu’on a eu, dans l’origine, l’intention de lui donner.

Le Conseil fédéral a réclamé, comme c’était son devoir, contre la situation faite par le traité de réunion de la Savoie à la France du 24 Mars 1860. Il a sollicité des Puissances l’examen de meilleures dispositions à substituer aux précédentes. La question est, dès lors, demeurée pendante et il ne peut se dispenser de renouveler aujourd’hui ses demandes.5

Le Conseil fédéral aime à espérer que le Gouvernement de l’Empereur se prêtera à faciliter une solution avantageuse pour tous les intérêts. Dans une note du 17 Mars 1860,6 Son Excellence M. le Ministre des Affaires Étrangères de France reconnaissait qu’il y avait lieu d’examiner, à son avis, comment les stipulations de 1815 se rattachaient, sur ce point spécial, à l’ensemble des combinaisons arrêtées pour assurer la neutralité suisse, et il n’hésitait pas à dire que la France était disposée à adopter tous les tempéraments suggérés soit par l’intérêt général, soit surtout par celui de la Suisse.

Dans une note du 26 Mars de la même année,7 Son Excellence M. le Ministre des Affaires Étrangères déclarait que le Gouvernement de l’Empereur n’entendait altérer aucune des conditions légitimes sur lesquelles repose la neutralité de la Suisse et il citait textuellement, pour en fournir la preuve, l’art. 2 du traité du 24 Mars, ainsi conçu: «Il est entendu que Sa Majesté le Roi de Sardaigne ne peut transférer les parties neutralisées de la Savoie qu’aux conditions auxquelles il les possède lui-même et qu’il appartiendra à Sa Majesté l’Empereur des Français, de s’entendre à ce sujet tant avec les Puissances représentées au Congrès de Vienne qu’avec la Confédération Helvétique et de leur donner les garanties qui résultent des stipulations rappelées dans le présent article.» Il cherchait, d’ailleurs, à rassurer le Conseil fédéral, parce que, «certain, désormais, de pouvoir discuter les garanties qui seront, à la suite d’une entente européenne, jugées les plus propres à réaliser dans ses rapports avec la neutralité permanente de la Suisse, l’objet des stipulations relatives à la neutralisation d’une partie de la Savoie, le Gouvernement Helvétique n’a pas à craindre que cet intérêt ne soit pas réglé d’une façon satisfaisante.»

Dans une circulaire du 7 Avril de la même année,8 Son Excellence M. le Ministre des Affaires Étrangères annonçait encore que la France était prête à se concerter avec les Puissances sur les clauses relatives à la neutralisation de la Savoie.

Le Conseil fédéral pourrait remettre en mémoire d’autres déclarations analogues, mais cela ne lui paraît point nécessaire. Il ne lui est pas permis de douter des dispositions du Gouvernement de l’Empereur à s’associer au règlement d’une question si importante et il se croit autorisé à admettre qu’il accueillera favorablement les demandes que la Suisse se réserve de former.

Les observations qui précèdent, Monsieur le Ministre, vous font voir clairement la pensée du Gouvernement fédéral. La loyauté, comme nos bonnes relations avec la France, nous font un devoir de vous charger d’en donner communication à Son Excellence Mr. Drouyn de Lhuys, Ministre des Affaires étrangères.

Pour le cas où les Puissances conviendraient, avant la réunion du Congrès, d’arrêter préliminairement un programme des points à traiter et des questions à résoudre, le Conseil fédéral ne doute pas un instant que les demandes qu’il se réserve de former concernant la Suisse n’y soient comprises et qu’en tout état de cause il sera admis à les justifier et à les soutenir. Il recevra avec reconnaissance les communications que Son Excellence Monsieur le Ministre des Affaires étrangères de France voudra bien lui faire ultérieurement à ce sujet.9

1
CH-BAR#E2#1000/44#45* (B.18), DDS, vol. 1, doc. 491. Cette lettre est signée, au nom du Conseil fédéral, par le Chef du Département politique, le Président de la Confédération Constant Fornerod, ainsi que par le Chancelier de la Confédération, Johann Ulrich Schiess. Elle est envoyée au Ministre de Suisse à Paris, Johann Konrad Kern. La lettre est publiée en version allemande et française le 4 décembre 1863 dans la Feuille fédérale, cf. dodis.ch/63210.
2
Cf. l’Invitation de l’Empereur Napoléon à un congrès européen du 4 novembre 1863, dodis.ch/63209.
3
Cf. la Réponse du Conseil fédéral à la lettre de S. M. l’Empereur Napoléon III, touchant un congrès européen du 23 novembre 1863, dodis.ch/63209.
4
Pour la lettre du Conseil fédéral aux puissances étrangères du 14 mars 1859, cf. DDS, vol. 1, doc. 324, dodis.ch/41323.
5
À propos de la position du Conseil fédéral concernant la Savoie cf. le Message du Conseil fédéral suisse aux h. Conseils législatifs de la Confédération concernant la question de Savoie du 28 mars 1860, dodis.ch/63213.
6
Pour la note du Ministre des affaires étrangères de France, Édouard Thouvenel, au Chargé d’affaires de France à Berne, Jean-Henri de Tillos, du 17 mars 1860, cf. DDS, vol. 1, doc. 377, dodis.ch/41376.
7
Note du Ministre Thouvenel au Chargé d’affaires de Tillos du 26 mars 1860 dans le Message du Conseil fédéral suisse aux h. Conseils législatifs de la Confédération concernant la question de Savoie du 28 mars 1860, dodis.ch/63213, pp. 497–498.
8
Circulaire du Ministre Thouvenel du 7 avril 1860, dodis.ch/63212.
9
Cf. la note du Conseil fédéral au Ministre Kern du 27 novembre 1863, dodis.ch/63210.