dodis.ch/41006 Le Vice-président de la Confédération, H. Druey, au Chargé d’affaires de Suisse à Paris, J. Barman1

Le Gouvernement du haut Etat de Berne vient de me transmettre l’extrait d’un rapport du préfet de Porrentruy, en date du 21 de ce mois2, par lequel on voit qu’il se prépare en Alsace un nouveau mouvement contre les juifs.

Pour échapper à la colère des populations, un grand nombre de familles israélites vont, dit-on, émigrer en Suisse, comme aux mois de février et de mars derniers.

L’irritation contre ces gens est si grande que les habitants du Sundgau (Haut-Rhin) cherchent à acheter des armes dans les districts suisses du voisinage et à exciter les villages de notre frontière contre les juifs; ils vont même jusqu’à les menacer d’incendie s’ils donnent asile aux émigrés.

Le Gouvernement bernois a donné les ordres nécessaires pour interner les familles juives qui se réfugieraient dans le canton. Les autres cantons frontières ont été avisés de ce qui se passe et, pour le cas où ils croiraient pouvoir tolérer les fugitifs sur leur territoire, invités à ne leur permettre de séjour qu’à une certaine distance de la frontière. De même, ils devront prohiber toute vente d’armes et de munitions aux habitants de l’Alsace. Enfin, l’Ambassadeur de la République française près la Confédération, informé de ces nouvelles, en a écrit au Préfet du Haut-Rhin et en avisera probablement le Gouvernement français.

Dans cet état de choses, vous ferez bien d’appeler l’attention du ministre compétent sur les embarras qui naîtraient pour la Suisse des désordres dont l’Alsace paraît menacée.

Vous pourrez lui faire observer que si la Suisse donnait asile aux juifs obligés de fuir la France, ce ne serait que provisoirement; elle ne pourrait dans aucun cas les tolérer longtemps, à cause de l’extrême mécontentement que leur séjour ne tarderait pas à faire naître chez nos populations, qui se plaignent amèrement de l’usure et des divers actes de tromperie exercés par les israélites alsaciens. Plutôt que d’exposer notre pays à l’alternative d’être exploité par des gens expulsés de France ou de devenir le théâtre de scènes semblables à celles dont on a été témoin en Alsace, et qu’on risque d’y voir se renouveler, les autorités suisses n’hésiteront pas à renvoyer des émigrés si dangereux.

Ces juifs étant citoyens français, l’honneur aussi bien que le devoir commande au Gouvernement de la République de leur assurer un asile dans leur patrie. Vous ferez des considérations qui précèdent, l’usage que vous dictera votre prudence tant pour le fond que pour l’opportunité et la forme: vous saurez concilier la fermeté avec le tact.

PS. Je saisis avec empressement cette occasion de vous assurer, lors même que la masse des affaires ne permet pas au Conseil fédéral ou à son président de répondre à toutes vos lettres, elles n’en sont pas moins lues avec un vif intérêt.

1
Lettre (Copie): E 2/755.
2
Cf. lettre du Président du Gouvernement bernois, A. Funk, au Conseil fédéral, du 24 décembre 1848. Non reproduite.