dodis.ch/38858 Compte rendu de la séance de la Délégation du Conseil fédéral pour les affaires étrangères1

SÉANCE DE LA DÉLÉGATION DU CONSEIL FÉDÉRAL POUR LES AFFAIRES ÉTRANGÈRES CONSACRÉE à LA CSCE

L’échange de vues au sein de la Délégation du Conseil fédéral doit, à l’approche de la phase décisive des négociations CSCE à Genève, préparer les options à prendre et les instructions à donner à la délégation suisse.

Faisant suite aux rapports successifs présentés au Conseil fédéral sur le déroulement de la deuxième phase de la CSCE, un rapport du 28 mai2 (voir annexe 1) sert de base à la discussion. Sur quatre points, des compléments d’information peuvent y être ajoutés:

1. Sur le SRPD, le document suisse3 relatif à la procédure a été déposé et accepté comme base de discussions avec des commentaires favorables. Les Soviétiques demeurent néanmoins hostiles à l’inclusion du terme «obligatoire» dans le dispositif dudit document (ch. 2)4. De plus, ils estiment que le SRPD ne devrait pas être le seul thème à faire l’objet de discussions dans le cadre des suites de la CSCE. Si, sur ce dernier point, nous n’avons pas d’objection à faire valoir, nous devons en revanche rester fermes sur le caractère obligatoire. Son exclusion du dispositif est inacceptable pour nous. Les Soviétiques, désireux d’éviter de nous opposer un refus net, souhaitent un compromis, mais on imagine mal lequel.

2. Corbeille III: Les Soviétiques ont provoqué une surprise en exhumant une Convention internationale sur la presse et la radio, datant du 23. 9. 19365, toujours en vigueur et ratifiée notamment par la Suisse. La Convention prévoit des limitations à la liberté de presse, mais aussi une clause sur la juridiction obligatoire.

3. Calendrier de la Conférence: Les Ministres des Neuf se réuniront les 10 et 11 juin, bientôt suivis par ceux de l’OTAN. Il convient d’attendre le résultat de ces deux concertations6. Le danger pour les Neutres et Non-alignés (NN) – Suède, Suisse, Autriche, Finlande / Yougoslavie, Malte, Chypre – de se voir dès lors exclus d’une négociation de bloc à bloc n’est pas négligeable. Dans ces conditions se pose la question de savoir si les NN en tant que tels ne devraient pas se concerter, à un niveau à déterminer; sous cette forme, la proposition Astroem pourrait être acceptable, en vue d’un déblocage de la Conférence7.

4. La négociation traverse indubitablement une crise. Que faire pour en sortir? L’alternative paraît la suivante: – soit interrompre la Conférence pendant 3 mois, ou plus longtemps, et

reprendre la 2 ème phase en automne ou plus tard; – soit procéder à un «package deal»8 dans les prochaines semaines et se mettre

d’accord sur les sujets incontestés. Ce serait une simple réédition du «livre

bleu»9 d’Helsinki. Cette façon de procéder ouvrirait la porte à la 3 ème phase

dont les résultats ne seraient jamais que psychologiques, mais sans portée

réelle10.

La discussion porte successivement sur les diverses corbeilles traitées par la CSCE.

I. Sécurité (Corbeille I)

Les points saillants, pour nous, en sont:

1. Le SRPD, dont le sort est intimement lié à l’acceptation ou au refus du caractère obligatoire (même limité à la procédure). Si nous n’obtenions pas satisfaction sur ce point, nous nous résoudrions à constater l’échec de l’ensemble du projet.

L’avis est exprimé que, même au regard de la politique intérieure suisse, il conviendrait d’exprimer franchement l’échec éventuel du SRPD. En outre, la position française sur ce sujet peut surprendre, après qu’elle eût toujours été attachée, depuis 1919, au règlement pacifique et obligatoire des différends. Ce n’est qu’à partir de décembre 1973 qu’elle a fait à Genève une conversion de 180° pour des raisons connues11. Elle a, en outre, dénoncé l’art. 36 du statut de la CIJ12. Telle est encore sa position, mais l’on peut admettre qu’à la longue elle la changera.

2. Les mesures militaires, dont le caractère est bénin, au point de pouvoir paraître risible; la discussion n’en est pas moins bloquée, ce qui est révélateur du climat désagréable qui règne à la Conférence. Sur ce point, les vues des deux superpuissances se rejoignent; elles ont les moyens de tout bloquer en empêchant le consensus, mais cela est également vrai pour les Neuf ou les NN. Pour l’heure, nous pouvons enregistrer l’impasse; les mesures militaires n’ont pas une importance considérable à la CSCE. S’il devait apparaître difficile de présenter des résultats si modestes à l’opinion publique suisse, on pourrait pourtant souligner le lien existant avec les conférences s’occupant des mesures de désarmement13 qui piétinent également. Le contrôle des décisions qui seraient prises dans le domaine militaire reviendrait à un organe spécial, dont les fonctions devront aussi faire l’objet d’une entente.

On constate, d’ailleurs, au regard des liaisons avec la négociation de Vienne (MFR) que les superpuissances sont hostiles à la discussion des vrais problèmes militaires au sein de la CSCE. Certains pays pensent pouvoir les aborder sous le couvert des suites de la CSCE, mais l’idée paraît difficilement réalisable.

II. Coopération économique (Corbeille II)

À cet égard, il faut craindre que les principes mis sur pied dans cette corbeille ne résistent pas à la confrontation avec la réalité; à la moindre difficulté surgissant sur la scène économique mondiale, ils risquent d’être abandonnés. On risque sans doute des déceptions, mais on doit accepter quelques formules qui peuvent paraître «de la littérature». Du reste, l’application de ces principes se fera bilatéralement. La question la plus difficile – celle de la clause de la nation la plus favorisée – reste encore ouverte.

III. Contacts humains, information (Corbeille III)

On est amené à souligner l’importance de ces problèmes auxquels le Parlement et l’opinion publique sont particulièrement sensibilisés14. Notre délégation, pour sa part, n’a jamais nourri d’illusions à cet égard. Elle a pris d’emblée une position possibiliste (très peu de progrès signifie déjà un progrès) en refusant le «tout ou rien» des naïfs. Mais dans cette corbeille aussi, les choses sont bloquées. Un très faible espoir demeure cependant. Par tactique, le bloc de l’Est pourrait en effet faire des concessions le moment venu, c’est-à-dire tout à la fin de la phase genevoise. L’occasion de marchander l’inviolabilité des frontières a malheureusement été manquée, surtout par les Neuf. Les maigres concessions soviétiques sur la diffusion de l’information écrite peuvent être considérées comme acquises provisoirement après première lecture. L’espoir est donc permis. Ces problèmes redeviendront sans doute plus actuels au moment de la discussion sur les suites de la CSCE.

IV. Suite des opérations

Les pays de l’Est espèrent conclure le plus rapidement possible. Côté occidental, la décision est liée aux prochaines réunions des Neuf et de l’OTAN15. Dans ces circonstances, les Neutres devront ou attendre que les blocs se soient prononcés ou prendre eux-mêmes une initative.

Certains avis exprimés se réfèrent à la situation politique actuelle, où seuls les gouvernements peuvent prendre des décisions. Une certaine polarisation est dès lors inévitable. Il convient d’attendre ce moment. Une initiative à la suédoise n’aurait aucune chance d’aboutir, pas plus qu’une initiative des NN. La Suisse doit, comme par le passé, éviter la constitution d’un bloc des NN. Nous sommes les seuls à défendre une position nette: conservons donc un maximum d’autonomie. La CSCE donne aux NN une occasion de manifester leur existence politique et de faire entendre leur voix. Pour conserver cet avantage incontestable, convient-il cependant de forger un bloc avec les autres Neutres et les Non-alignés? Le maintien d’une position autonome paraît préférable.

D’autres estiment au contraire qu’il ne s’agit pas, en fait, de former un nouveau bloc, mais de constater que les NN ont des intérêts en commun (ce qui se manifeste d’ailleurs par une certaine division du travail à Genève) et que jusqu’à présent leur cohésion est plus évidente que celle des Neuf. Il est toujours plus facile d’œuvrer en commun que de façon dispersée. Face aux options des Neuf, de l’OTAN et du bloc de l’Est, il faudra prendre position. L’idée d’une réunion des NN pourrait être reprise à l’issue des réunions de la CE et de l’OTAN. Son niveau pourrait être celui des chefs de délégation ou de hauts fonctionnaires des Ministères des Affaires étrangères. Il s’agirait en fait de l’apparition publique de quelque chose qui existe déjà. Une concertation entre les NN servirait à deux buts: 1. une nouvelle tentative de faire valoir nos intérêts; 2. la démonstration d’une position indépendante des blocs, agissant sur le plan psychologique.

Il faut encore examiner si les NN auraient vraiment quelque chose de concret à offrir pour débloquer la Conférence et justifier l’opération envisagée. L’hypothèse est émise que ce que les NN pourraient offrir correspondrait aux objectifs des Occidentaux, tout en ayant de meilleures chances d’être accepté par les pays de l’Est.

En ce qui concerne la récente initiative suédoise, il apparaît d’une part que Vienne souhaite régler son attitude sur celle de la Suisse; en même temps, on y aurait jugé de manière assez négative le contenu concret des propositions. La réaction autrichienne et aussi l’attitude de M. Kreisky à Moscou16 montrent que l’Autriche, comme la Suisse, n’entend pas terminer la CSCE à n’importe quel prix.

Il n’est pas nécessaire de se prononcer immédiatement sur les sujets discutés ci-dessus. M. Bindschedler est autorisé à entreprendre des sondages à Genève auprès des autres délégations.

Il conviendra d’examiner la situation après la prise de position des Neuf et de l’OTAN ainsi que des résultats éventuels de la rencontre entre MM. Nixon et Brejnev à Moscou17.

V. Travail migrant

Les échanges de vues portent encore sur l’attitude à prendre à l’égard de la proposition turque II/H/1518 (voir annexe 2) relative à la coopération économique et établissant des principes sur les aspects économiques et sociaux du travail migrant. Les points 2, 4 et 9 du projet, apparemment acceptable à tous les autres participants à la CSCE, paraissent problématiques au regard de la politique intérieure suisse. Il serait dangereux de donner à notre opinion publique l’impression que le Conseil fédéral n’est plus autonome dans la définition de sa politique de main-d’œuvre étrangère19.

Le texte de la proposition pourra peut-être encore être assoupli selon les lignes envisagées d’un commun accord entre les trois départements concernés: 1. Veiller à ce que des propositions dépassant ce que demande la Turquie ne

soient introduites et éviter d’apporter des précisions indésirables au texte; 2. s’efforcer d’introduire dans le projet de résolution la réserve de la structure

démographique; 3. s’efforcer d’introduire également dans le texte la réserve de la législation

nationale, telle qu’elle a déjà été discutée avec le chef20 de la délégation

turque; 4. s’efforcer de faire remplacer la notion «pays de la Méditerranée» par un

concept général; 5. renoncer à amender en détail les paragraphes, les réserves générales rendant

inutile une telle modification21.

1
Compte rendu (copie): CH-BAR#E2814#1993/210#1* (1). Rédigé par C. Caratsch et P.-Y. Si - monin. Participants: P. Graber, R. Brugger, K. Furgler, E. Thalmann, R. Bindschedler, Ch. Müller, F. de Ziegler et P.- Y. Simonin.
2
Rapport de la Délégation suisse à la CSCE à Genève du 28 mai 1974, doss. comme note 1. Cf. aussi le rapport de la Délégation suisse à la CSCE à Genève du 8 avril 1974, dodis.ch/38860 et la notice de C. Caratsch du 20 mai 1974, CH-BAR#E2001E-01#1987/78#681* (B.72.09.15.1).
3
Proposition de la Délégation suisse à la CSCE du 18 septembre 1973, doc. CSCE/II/B/1. Pour la discussion, cf. les télégrammes Nos 2, 5 et 15 de la Délégation suisse à la CSCE à Genève à la Direction politique des 24 et 31 janvier ainsi que du 28 février 1974, CH-BAR#E2001E-01#1987/78#680* (B.72.09.15.1).
4
Cf. DDS, vol. 26, doc. 57, dodis.ch/38848, point 2. I. b).
5
Convention internationale concernant l’emploi de la radiodiffusion dans l’intérêt de la paix du 23 septembre 1936, RS, 13, pp. 731–737. Cf. aussi DDS, vol. 11, table méthodique: IX. Affaires de presse; DDS, vol. 12, table méthodique: VI. Politique de la Suisse en matière de presse et DDS, vol. 13, table méthodique: VI. Affaires de presse, censure, propagande et opinion publique. La convention a été modifiée le 15 avril 1974, cf. RO, 1974, pp. 780–782.
6
Cf. la notice de K. Fritschi du 25 juin 1974, CH-BAR#E2001E-01#1987/78#682* (B.72.09.15.1).
7
Cf. le compte rendu de K. Fritschi du 29 mai 1974, doss. comme note 2.
8
Sur le «package deal» des pays N+N, cf. le rapport de R. Bindschedler du 26 juillet 1974, dodis.ch/38861. Cf. aussi le procès-verbal de la Conférence des ambassadeurs du 4–6 septembre 1974, dodis.ch/35118, pp. 21 ss. et l’exposé de R. Bindschedler du 4 septembre 1974, dodis.ch/35120.
9
Recommandations finales des consultations de Helsinki du 8 juin 1973, CH-BAR#E2001E-01#1987/78#673* (B.72.09.15.1).
10
Pour la troisième phase de la CSCE à Helsinki, cf. DDS, vol. 26, doc. 158, dodis.ch/38867.
11
Pour le différend entre l’Australie, la Nouvelle-Zélande et la France devant la Cour internationale de Justice à cause des essais nucléaires français dans l’Océan Pacifique, cf. le rapport politique No 20 de F. de Ziegler du 7 juin 1973, CH-BAR#E2300-01#1977/30#64* (A.21.31) et la notice de R. Bindschedler du 12 novembre 1974, CH-BAR#E2814#1993/210#1* (1).
12
Statut de la Cour internationale de Justice, Champ d’application du 1er mai 1974, RO, 1974, p. 985. Cf. aussi le Statut de la Cour internationale de Justice du 26 juin 1945, RO, 1948, pp. 1037–1051.
13
Cf. DDS, vol. 26, doc. 79, dodis.ch/38884.
14
Pour la pétition des Jeunesses radicales suisses du 17 novembre 1973, cf. le PVCF No 624 du 24 avril 1974, CH-BAR#E1004.1#1000/9#805*; le procès-verbal du 16 mai de la séance de la Commission des affaires étrangères du Conseil National du 25 avril 1974, CH-BAR#E1050.12#1995/511#17*, pp. 9–16 et le procès-verbal du 31 mai 1974 de la séance de la Commission des affaires étrangères du Conseil des États du 27 mai 1974, CH-BAR#E1050.12#1995/512#8*, pp. 2–10.
15
Pour un aperçu des positions des Neuf prises le 10 juin 1974 à Bonn et des États-membres de l’OTAN à Ottawa les 18 et 19 juin 1974, cf. la circulaire de Ch. Müller du 3 juillet 1974, doss. comme note 1.
16
Cf. la lettre de R. Fässler à E. Thalmann du 7 juin 1974, doss. comme note 1. Pour la position autrichienne, cf. aussi le procès-verbal de C. Caratsch du 3 mai 1974, dodis.ch/40545, p. 7–9.
17
Cf. le rapport politique No 5 de R. Fässler du 8 juillet 1974, CH-BAR#E2300-01#1977/30#58* (A.21.31) et la lettre de R. Fässler à E. Thalmann du 9 juillet 1974, doss. comme note 1.
18
Proposition présentée par la Délégation de la Turquie à la CSCE du 14 mars 1974, CSCE/ II/H/15, doss. comme note 1. Cf. aussi doc. 57, dodis.ch/38848, point II. a); le procès-verbal de C. Caratsch du 15 mai 1974, dodis.ch/38856 et la notice de J. Lugon du 4 novembre 1974, dodis.ch/38857.
19
Cf. la notice de C. Caratsch et P.- Y. Simonin du 22 mai 1974, dodis.ch/38402.
20
A. H. Alp.
21
Pour la suite des négociations, cf. le rapport de la Délégation suisse à la CSCE à Genève du 24 décembre 1974, dodis.ch/38862; le compte rendu de C. Caratsch du 9 janvier 1975, dodis.ch/38863; la lettre de R. Bindschedler à E. Thalmann du 4 février 1975, dodis.ch/38864; le procèsverbal de mai 1975 de la séance de la Commission des affaires étrangères du Conseil national du 28 avril 1975, dodis.ch/38865, pp. 15–19 et le procès-verbal de H. Renk du 12 mai 1975, dodis.ch/38866. Pour la troisième phase de la CSCE à Helsinki, cf. DDS, vol. 26, doc. 158, dodis.ch/38867.