Le double mandat de représentation des intérêts de l’Inde et du Pakistan2 qui nous échoit équivaut à un signe de confiance particulièrement encourageant de la part de deux États en voie de développement. Il nous oblige d’autant.
Notre tâche est de deux ordres.
Il s’agit d’une part d’assumer un mandat classique de représentation diplomatique et consulaire, qui consiste à protéger la vie et les biens des ressortissants d’un État dans l’autre en l’absence de relations entre eux3. La puissance mandataire agit sur instruction de ses mandants et en leur nom.
D’autre part, comme la Confédération a accepté ce mandat dans une situation où les Conventions de Genève du 12 août 19494 sont applicables, elle remplit ipso facto les fonctions de Puissance protectrice au sens où l’entendent ces instruments. Ce mécanisme automatique met la Confédération dans l’obligation de concourir à l’application et de contrôler l’observation des Conventions par les parties contractantes en conflit. À cette fin, elle dispose d’un pouvoir d’initiative propre.
Les obligations à la charge de la Puissance protectrice se distinguent par leur but et leur nature de celles qui incombent au CICR; elles s’exercent de manière indépendante5.
Tandis que le CICR est un organisme humanitaire, chargé par les Conventions de diverses tâches de caractère technique, la Puissance protectrice est surtout un organe de contrôle de l’application des Conventions.
Ce contrôle n’est toutefois pas strictement juridique mais bien plutôt d’ordre politique. Il met en œuvre l’appareil diplomatique de la Puissance protectrice, qui tend à obtenir, à la suite d’un examen et d’une délibération menés en commun, et par la voie de la conciliation, une meilleure exécution des obligations conventionnelles de la part de la Partie contractante. L’organe de contrôle ne dit pas le droit: il travaille à sa réalisation, compte tenu de toutes les données subjectives et objectives en présence.
Le CICR, par contre, constate des états de fait, qu’il s’efforce de redresser, si besoin est, en se plaçant exclusivement au point de vue des personnes protégées et quel que soit leur statut juridique ou les difficultés pratiques à surmonter. Son activité est purement humanitaire et apolitique. Elle dépend entièrement du bon vouloir des parties contractantes. En revanche, la Puissance protectrice peut utiliser tout son appareil diplomatique et exercer de subtiles pressions pour amener ses partenaires à composition. On peut imaginer qu’un gouvernement hésiterait avant de contraindre la Suisse en dernière extrémité à déposer son mandat, faute d’être autorisée à l’exercer entièrement.
Une controverse juridique a surgi au sujet de l’exercice des tâches de la Puissance protectrice6. D’abord, chacune des parties exigeait de l’autre une condition de réciprocité avant de remplir ses obligations conventionnelles, ce qui est contraire aux Conventions. Ensuite, l’Inde a mis en doute l’applicabilité des Conventions au présent conflit. Contestant que l’institution de Puissance protectrice fonctionne automatiquement, elle a prétendu au contraire soumettre chacun de ses actes à autorisation. Enfin, elle estime que la naissance du Bangladesh7, qu’elle a reconnu comme État indépendant, lui permet d’échapper à la définition de Puissance occupante, et partant, entrave notre action de Puissance protectrice dans le territoire contrôlé par les autorités de Dacca.
Cette attitude de l’Inde n’est probablement pas définitive. À réitérées reprises, nous avons fait valoir nos vues à ce sujet et notamment par le dépôt d’un aide-mémoire8 exposant notre position juridique; il est vrai que la Nouvelle-Delhi a rejeté9 cet aide-mémoire en reprenant ses arguments et en contestant notamment qu’elle ait à assumer les obligations d’une puissance occupante. Mais elle ne ferme pas la porte à la discussion, que nous allons efforcer de poursuivre sur le terrain pratique tout en réservant notre position juridique.
Il convient de dire aussitôt que, à cette exception près, les autres dispositions conventionnelles sont intégralement appliquées par l’Inde et le Pakistan. Les témoignages du CICR ou de l’ONU concordent à ce sujet et confirment que prisonniers de guerre et internés civils bénéficient du traitement prévu par les Conventions. Seul demeure en suspens le cas des anciens administrateurs pakistanais d’origine bengalaise, qui devraient passer en jugement pour crimes de guerre. Leur transfert par l’Inde au Bangladesh serait à première vue contraire aux Conventions.
Les quelque 80’000 prisonniers de guerre10 sont actuellement tous internés dans neuf camps, tous sis en Inde même. Onze mille personnes civiles sont sous la protection de l’armée indienne à Dacca11. Les autorités de Dacca s’occupent de distribuer des secours aux femmes et aux enfants de la minorité biharie12, considérés comme ressortissants bengalais. Au Bangladesh, la lutte pour la survie économique est entamée. Les voies de communication (ponts) sont détruites. Si la récolte de riz s’annonce favorable, la situation sanitaire est plus préoccupante. Le CICR dispose de 92 délégués et équipes médicales, travaillant dans l’ensemble du territoire. Les besoins en vue de la reconstruction du pays sont évalués à 10 milliards de francs. Plusieurs organisations humanitaires sont à l’œuvre, à côté du CICR. La plus importante est l’UNROD, soit celle des Nations-Unies, dirigée par l’un de nos compatriotes, M. Toni Hagen.
Les crédits spéciaux de 17 millions accordés par la Confédération à l’aide au Bengale13 arrivent à épuisement; le solde de ce montant sert à financer l’engagement d’un DC 6 de la Balair mis à disposition du CICR. Le Département politique envisage de demander au Conseil fédéral l’ouverture d’un crédit de 10 millions de francs14. Le Département compte également louer un second appareil pour le CICR, pendant trois à quatre semaines. La dépense serait de 500’000 à 600’000 francs15.
Parmi les actions déjà entreprises par la Suisse au titre des mandats, relevons le rapatriement de 400 diplomates retenus dans leur État d’accréditation16; le rétablissement des liaisons par radio entre les États-Majors des deux armées, enfin le travail administratif considérable que suppose la reprise d’intérêts étrangers. Le Chef du Service compétent, M. Cramer, se trouve présentement en mission spéciale17 afin de s’assurer de l’exécution des tâches découlant des mandats auprès des autorités compétentes de Téhéran, Delhi et Islamabad et d’en faciliter l’accomplissement.
En conclusion, retenons que nous n’avons pas encore pu déployer tout notre appareil de contrôle de l’application des Conventions en raison des obstacles juridiques soulevés notamment par l’Inde. Néanmoins nous formons d’ores et déjà des délégués choisis parmi le personnel de notre Département et qui, dès la semaine prochaine, seront prêts à partir. Enfin, contrairement aux allégations d’une certaine presse18, nous sommes conscients de tout ce qu’implique la reprise des mandats mais nous ne pouvons pas faire état publiquement des difficultés rencontrées quant à l’applicabilité des Conventions. Nous ne devons rien faire qui puisse provoquer la susceptibilité de l’Inde, ne serait-ce que dans l’intérêt du mandat pakistanais. Rien non plus qui pourrait gêner le CICR, conformément à un vœu formellement exprimé par ce dernier auquel nous tenons à apporter tout l’appui possible.