dodis.ch/34585 Exposé du 1er septembre 1971 du Chef du Département politique, P. Graber, à l’occasion de la Conférence des Ambassadeurs1

LE GLISSEMENT DU CENTRE DE GRAVITÉ DES AFFAIRES MONDIALES DE L’EUROPE VERS L’ASIE

I. La Chine, les États-Unis et l’URSS

1. La prochaine visite du Président Nixon à Pékin2 ne signifie pas en ellemême que le centre de gravité des affaires mondiales s’est déplacé vers l’Asie, mais elle atteste que la Chine va jouer désormais un rôle politique égal à son importance géographique et démographique.

Jusqu’à présent, le triangle des super-puissances n’était qu’une réalité latente. Washington et Moscou faisaient entendre leur voix sur toute la surface du globe, avaient tissé un réseau serré de relations internationales. Ces deux capitales tenaient compte de Pékin dans leur calcul, craignaient ses réactions négatives, cherchaient à éviter son hostilité, tentaient parfois de gagner son appui. Mais la Chine vivait dans l’isolement, s’entourait de silence. Si elle était active sur le plan idéologique, si elle encourageait un peu partout la subversion, elle était singulièrement absente sur le plan diplomatique, sur celui des relations d’État à État. Elle semblait concevoir sa politique sous l’angle des rapports bilatéraux, et non pas d’une manière globale. Elle se querellait avec l’URSS, elle haïssait les États-Unis, mais elle ne paraissait pas en mesure de jouer ses deux adversaires l’un contre l’autre. De même, elle ne tirait pas grands profits de ses rapports avec les autres puissances, à la grande déception d’ailleurs du Général de Gaulle qui aurait aimé compter sur Pékin dans sa politique d’équilibre planétaire. Elle avait donné un coup de boutoir à l’Inde, puis s’était cantonnée dans une attitude assez stérile. À l’égard du Japon aussi, elle ne parvenait pas à se dégeler.

L’énorme Empire du Milieu ne semblait se préoccuper que de ce qui le concernait directement, de ses voisins immédiats, des menaces qui se dessinaient contre lui, mais ne prenait pas d’initiative diplomatique qui lui aurait permis de défendre ses intérêts au-delà de sa zone géographique. Il ne paraissait pas concevoir la nécessité de se rapprocher des ennemis de ses ennemis, d’ébaucher des alliances de revers, de se créer un climat de sympathie. Si donc le monde comptait bien trois super-puissances, le triangle qu’elles dessinaient n’avait que deux sommets nettement tracés, le troisième ne figurant qu’en pointillé. La plupart des affaires internationales se traitaient entre ces deux sommets, entre Washington et Moscou. Certes l’un et l’autre savaient que Pékin existait, qu’on ne pouvait négliger la force qu’il représentait, mais cette force ne se manifestait pas d’une manière continue et cohérente. Le rôle de Pékin était ainsi surtout négatif, se faisait sentir par l’infléchissement qu’il causait sur les politiques soviétiques et américaines, mais il ne constituait pas un foyer actif de relations internationales.

2. Une telle attitude ne pouvait être durable. Mais pourquoi le revirement que constituent la partie de ping-pong3 et l’invitation à Nixon s’est-il produit maintenant? À cette question, il y a une première réponse qui se réfère à la politique intérieure chinoise4: la fin de la révolution culturelle5, le rétablissement de l’ordre en Chine, la relance de son économie.

Mais d’autres facteurs aussi sont entrés en ligne de compte, et ils relèvent, eux, de la situation internationale.

Il y a, d’une part, la politique de «low profile» adoptée par le Président Nixon6. Et, d’autre part, l’expansionisme soviétique. Pour de nombreuses raisons, les Américains se replient sur eux-mêmes. Ils ont vu que le rôle de gendarmes du monde était intenable7 et ont en conséquence décidé de modifier l’esprit de leur politique de «containment». Ils se dégagent du Viêt-Nam, ils se dégagent d’Okinawa et finiront bien un jour ou l’autre par se dégager de la Corée. Quant à Taïwan, je crois qu’il y a longtemps qu’ils auraient aimé se décharger du poids politique que représente leur Traité de 1954 avec Tchang Kaïchek. Mais c’est une opération difficile. Quoi qu’il en soit, la Chine a vu que les États-Unis ne visaient plus à l’encercler, qu’ils ne constituaient plus une menace contre elle et qu’elle pourrait, avec beaucoup de diplomatie, recouvrer sans combat sa souveraineté sur Taïwan.

Simultanément Pékin a dû prendre conscience, comme nous, du continuel accroissement de la force militaire soviétique et de l’esprit expansionniste qui anime les dirigeants du Kremlin: augmentation des armements nucléaires aussi bien que conventionnels, création d’une flotte importante, implantation en Méditerranée, présence dans l’Océan indien. En outre, le nombre des divisions soviétiques stationnées à proximité des confins sino-russes ne cesse de s’étoffer.

Le rédacteur en chef du journal «LeMonde», André Fontaine, estime que le revirement chinois est «le prix du crime que fut l’invasion de la Tchécoslovaquie»8 ainsi que de la proclamation de la doctrine Brejnev, applicable également à la Chine.

Cette appréciation est valable, mais je crois qu’il faut aller plus loin et voir, dans le changement d’attitude de Pékin, le fruit et de l’accroissement de la volonté de puissance soviétique et de la diminution de celle des États-Unis.

Car les relations triangulaires ont leur propre logique. Elles sont par nature instables. Toutefois cette instabilité peut trouver un équilibre temporaire lorsque les trois puissances en cause sont disposées à respecter le statu quo. Mais si l’une d’entre elles augmente visiblement sa capacité militaire et vise à étendre sa sphère d’influence, elle incite ipso facto les deux autres pays intéressés à faire front contre la menace qui se profile.

Durant la phase montante de l’intervention américaine au Viêt-Nam9, les États-Unis paraissaient constituer le danger principal. Que ce danger n’ait pas empêché le développement de la tension entre Moscou et Pékin, qui a atteint son point culminant avec les incidents de l’Oussouri en 1968/6910, est un phénomène qu’il est difficile d’expliquer. Il témoigne de la profondeur des divergences sino-soviétiques, de leur caractère inconciliable et sans doute de leur aspect passionnel. Il est possible également que la Chine se soit rendue compte que Washington ne voulait en aucun cas l’attaquer.

Mais le jour où il est devenu évident que les États-Unis avaient tendance à rentrer chez eux, et les Russes à en sortir, que l’Amérique ne paraissait plus disposée à empêcher à tout prix l’expansion soviétique, l’équilibre risquait d’être rompu, et au détriment de Pékin. Cela d’autant plus que les conversations bilatérales entre Moscou et Washington se poursuivaient, et que les SALT11 étaient susceptibles d’aboutir à un accord nucléaire. En restant dans son splendide isolement, la Chine courait le risque d’être la victime d’une collusion soviéto-américaine.

(Dans un contexte tout différent, la Chine, comme l’Europe, ne peut pas assister sans inquiétude à un désengagement américain combiné avec une expansion soviétique.)

Considéré sous cet angle géo-politique, il semble que le rapprochement entre Pékin et Washington est une nécessité, et que cette nécessité est assez impérieuse pour obliger ces deux capitales à régler, provisoirement tout au moins, leur contentieux.

3. Car pour les États-Unis aussi, il est urgent de trouver un modus vivendi avec la Chine. L’application de la doctrine Nixon en dépend ou, plus exactement, c’est à quoi vise la doctrine Nixon. Comment la Maison Blanche pourrait-elle retirer ses troupes du continent asiatique, réduire sa présence militaire dans le Pacifique, faire de cet Océan une zone de paix, si la Chine reste hostile et menaçante?

Le contentieux sino-américain est limité à Taïwan, au Sud-Est asiatique et peut-être à la Corée.

En revanche, les intérêts coïncident en ce qui concerne la pression de l’URSS, la pénétration de sa flotte dans l’Océan indien et le Pacifique, l’accroissement de son influence sur l’Inde, et le maintien de l’intégrité de la Chine continentale.

Pékin, d’autre part, ne veut pas que le Japon devienne une puissance nucléaire ni qu’il acquière dans le Pacifique et au Sud-Est asiatique une prépondérance politique. Chou En-laï est sans doute assez réaliste pour savoir que seul le maintien d’une présence américaine dans les eaux extrême-orientales peut empêcher ou retarder un tel développement.

Cette conjonction d’intérêts devrait permettre la liquidation d’un contentieux qui est beaucoup moins vital.

4. On en voit déjà se dessiner les grandes lignes.

Les États-Unis voteront pour l’admission de la Chine à l’ONU12. Mais ils ne se déclareront pas eux-mêmes en faveur de l’exclusion de Taïpeh13.

Si, en pratique, ils cesseront de faire obstacle aux revendications de Pékin sur Taïwan, ils agiront de manière à ne pas perdre la face dans cette opération douloureuse, et Pékin, dans la mesure du possible, s’efforcera de leur faciliter la tâche. Je pense que les entretiens Kissinger – Chou En-laï14 ont porté sur cette affaire, qu’un accord de principe a dû être obtenu, ce qui n’empêchera ni les manœuvres dilatoires, ni les discours indignés, ni les éclats de propagande.

En ce qui concerne le Viêt-Nam et le Sud-Est asiatique, là aussi une certaine entente a sans doute eu lieu. J’imagine que le Conseiller du Président Nixon a dû tenir au Premier Ministre chinois à peu près ce langage:

«Vous avez sur Taïwan un intérêt primordial. Nous vous le reconnaissons et, sous réserve des délais indispensables, nous vous laisserons les mains libres.

Nous avons engagé notre prestige à Saïgon. Vous n’avez pas d’intérêts directs en jeu au Viêt-Nam du Sud. Laissez à Thieu sa chance, nous laissons à Pham Van-dong la sienne et réunissons une conférence, où vous aurez un rôle éminent, qui visera à neutraliser non seulement le Viêt-Nam, mais tout le Sud-Est asiatique. Vous aurez ainsi l’assurance qu’aucun gouvernement hostile à la Chine, et aucune puissance étrangère ne s’établiront dans cette zone, où vous avez des intérêts, et où les nôtres, pour être résiduels, sont néanmois respectables.»

J’ai plus de peine à me représenter la réponse de Chou En-laï. Mais je ne pense pas qu’elle ait été entièrement négative. Car si enfin la Chine entend utiliser les Américains pour faire pièce à la pression soviétique, il lui est nécessaire que ces Américains conservent, en Asie, un minimum de prestige. S’ils laissaient tomber Saïgon comme ils laisseront tomber Taïwan, qui alors les prendrait encore au sérieux?

N’oublions pas que dans cette affaire, il s’agit réellement d’un jeu planétaire et que les considérations locales doivent forcément être subordonnées aux intérêts énormes qui sont en cause.

5. Beaucoup de commentaires donnent l’impression que les Chinois tiennent la dragée haute à Washington. Ce n’est vrai qu’en partie. Ils ont l’avantage à propos de Taïwan, mais parce que la position des États-Unis à son égard est devenue intenable le jour où les communistes ont assis durablement leur pouvoir à Pékin.

Ils ont également l’avantage à propos du retrait des forces américaines du Viêt-Nam, mais parce que les Américains ont, pour des raisons qui leur sont propres, décidé de se dégager de l’Asie continentale. La Chine ne fait là qu’exiger ce que Washington fera en tout état de cause. Il n’y a qu’une question d’horaire, de date, de tempo qui se pose.

Mais pour le reste, c’est la Chine qui est demanderesse. C’est elle qui pourrait être l’objet d’une attaque-surprise de l’URSS, c’est elle que toucherait une collusion soviéto-américaine toujours possible, c’est elle que le sort du subcontinent indien15 préoccupe au premier chef. Nixon a donc d’excellents atouts en mains, et c’est parce que ces atouts existent qu’il a pu prendre le risque d’annoncer six mois d’avance sa visite à Pékin en s’exposant à un chantage chinois pendant ce long délai et à l’affront d’une annulation de l’invitation.

Nixon ne va pas ni à Canossa ni à Munich. Son pays est beaucoup plus puissant que celui de Mao et c’est parce qu’il est puissant qu’il peut supporter des égratignures épidermiques. Et si les Chinois sont réellement conscients du rapport mondial des forces, et s’ils ont l’habileté diplomatique qu’on leur prête, ils se garderont bien de l’offenser. En recevant dignement le Président des États-Unis, ils épongeront les humiliations passées et gagneront sur la scène internationale un crédit que le monde n’était pas encore prêt à leur reconnaître. En dernière analyse et à long terme, Mao a plus à gagner de cette visite que Nixon. Il serait étrange qu’il gâche cette chance.

À mes yeux, le seul risque réel auquel les États-Unis s’exposent a trait à la longévité de Mao Tsé-toung et de Chou En-laï. Il est presque certain que le revirement chinois est dû au Premier Ministre, véritable génie politique. S’il venait à mourir, son successeur n’aurait peut-être pas l’envergure pour mener à bien cette dure partie diplomatique. Il est probable que Mao voit les choses de trop haut et de trop loin pour traiter personellement l’affaire dans ses détails.

De même, si Mao disparaissait le premier, personne ne peut savoir dans quelle mesure Chou En-laï conserverait les leviers de commande et si les problèmes intérieurs qui se poseront lui laisseront les mains libres en matière de politique étrangère. En raison de l’âge de ces deux dirigeants, ce risque est incontestable. Mais le Président Nixon pouvait-il le prendre en considération?

1
Exposé: CH-BAR#E2004B#1982/69#36* (a.133.4). Rédigé par A. Natural le 23 août 1971. Cf. aussi la deuxième partie de l’exposé sur l’Inde et le Japon de A. Natural du 27 août 1971, dodis.ch/34586. Le même exposé a été présenté par P. Graber devant la Commission des affaires étrangères du Conseil national le 6 septembre 1971; cf. doss. CH-BAR#E1050.12#1995/511#14*.
2
Sur la visite de R. Nixon en République populaire de Chine en février 1972, cf. les rapports politiques No 4, 6 et 7 de O. Rossetti respectivement de J. Cuendet à P. Graber des 23 février, 1er et 15 mars 1972, CH-BAR#E2300-01#1977/29#59* (A.21.31).
3
Cf. le rapport politique No 5 de O. Rossetti à P. Graber du 14 mai 1971, doss. comme note 2.
4
Sur le développement de la politique de la République populaire de Chine entre 1967 et 1972, cf. le rapport politique No 5 de O. Rossetti du 22 février 1972, dodis.ch/35819. Pour les relations avec la Suisse, cf. aussi doc. 121, dodis.ch/35750.
5
Sur la révolution culturelle, cf. DDS, vol. 23, doc. 167, dodis.ch/30917, et doc. 175, dodis.ch/30922.
6
Cf. le rapport politique No 78 de F. Schnyder au Département politique du 18 novembre 1970, dodis.ch/35462 et le télégramme No 100 de l’Ambassade de Suisse à Washington au Département politique du 25 février 1971, CH-BAR#E2001E-01#1982/58#1398* (B.73.0).
7
Cf. DDS, vol. 24, doc. 41, dodis.ch/33135.
8
Sur la crise en Tchécoslovaquie, cf. DDS, vol. 24, doc. 100, dodis.ch/32192.
9
Sur la guerre du Vietnam, cf. les rapports politiques No 78 et 43 de F. Schnyder au Département politique du 18 novembre 1970, dodis.ch/35462 et du 2 juillet 1971, dodis.ch/36113; la lettre de G. de Dardel à A. Janner du 18 mai 1972, dodis.ch/36143 et le rapport politique No 29 de Ch. Müller au Département politique du 21 décembre 1972, dodis.ch/36144.
10
Sur le conflit frontalier sino-soviétique, cf. DDS, vol. 24, doc. 140, dodis.ch/32536, note 7.
11
Sur les entretiens SALT entre les États-Unis et l’URSS, cf. DDS, vol. 25, doc. 155, dodis.ch/35513. Cf. aussi l’exposé de P. Graber du 31 août 1972, dodis.ch/34605.
12
Sur l’admission de la République populaire de Chine aux Nations Unies en remplacement de Taïwan le 25 octobre 1971 et sur la position de la Suisse à cet égard, cf. DDS, vol. 25, doc. 102, dodis.ch/34306.
13
Sur la fermeture de la mission de Taïwan à Genève le 30 juin 1972, cf. DDS, vol. 25, doc. 139, dodis.ch/36020.
14
Sur la visite de H. Kissinger en République populaire de Chine en juillet 1971, cf. le rapport politique No 8 de J. Cuendet à P. Graber du 21 juillet 1971, doss. comme note 2.
15
Sur le conflit dans le sous-continent indien et l’indépendance du Bangladesh, cf. DDS, vol. 25, doc. 87, dodis.ch/35284; doc. 106, dodis.ch/35311; doc. 113, dodis.ch/35283; doc. 126, dodis.ch/35309 et doc. 135, dodis.ch/35893.